iii. Le théâtre n’est pas le lieu d’un dialogue explicite ni d’un débat argumenté mais d’une résonance et d’une intelligence sensible.

Au sens strict, la définition du théâtre comme espace public ne tient pas, avant tout, et pour triviale que cette remarque puisse paraître, parce qu'acteurs et spectateurs ne discutent tout simplement pas ensemble dans le cadre de la représentation théâtrale. Plus que d’un dialogue entre la scène et la salle, il paraîtrait plus juste d’employer le terme de « résonance » comme le fait Marie-Madeleine Mervant-Roux, qui, à partir d’une observation du théâtre non comme mise en scène d’un texte mais comme événement, émet de fortes réserves sur l’existence d’un dialogue scène-salle :

‘« En réponse à l’invitation qui m’avait été faite d’évoquer le "dialogue entre la scène et la salle", j’avais choisi un sujet resserré sur "l’oreille" de ce dialogue, c’est-à-dire sur le public comme "résonateur" du jeu […]. Cette proposition restrictive témoignait d’une prise de distance par rapport à l’idée d’une communication globale, directe, permanente, réciproque entre les deux pôles du théâtre, mais, à travers l’évocation d’une résonance de la salle, maintenait encore l’hypothèse d’un rapport de type dialogique. A l’énoncé de cette hypothèse, […] j’ai préféré substituer le résultat de l’examen : un doute quant à l’existence de cette sorte d’échange très proche de l’échange verbal […]. » 892

La relation entre la scène et la salle est dissymétrique, et s’il y a bien communication, c’est sous le mode de la résonance qu’elle est pensable. La difficulté la plus grande à transposer le concept d’espace public pour appréhender le fonctionnement de l’assemblée théâtrale tient donc surtout au fait que le mode de transmission n'y est pas rationnel, mais émotionnel. Or il est plus facile de s'opposer à un argument qu'à une émotion, qui ne se situe pas dans le registre du vrai / faux, mais dans le registre du ressenti, vrai parce qu'authentiquement éprouvé. Le texte de théâtre n'est pas conçu comme une dissertation, et moins encore la mise en scène, « dispositif émotionnel » 893 s’il en est. Les artistes n'entendent pas convaincre mais bien persuader, ou plus exactement toucher les spectateurs. Le théâtre est sans conteste le lieu d'une réflexion d'ordre intellectuel, mais cette réflexion passe par les canaux de l'émotion et de l'esthétique, et non pas uniquement par ceux de l'argumentation. Le théâtre est le lieu d’un « partage du sensible » pour le dire avec Jacques Rancière 894 , et toute la difficulté de ceux qui entendent évoquer des sujets politiques et informer les spectateurs réside d'ailleurs dans le fait qu'ils doivent utiliser l'arme spécifique du théâtre, que l’on pourrait nommer « intelligence sensible ». Dernier point problématique, la question du dialogue et plus encore, comme c’est le cas dans le modèle de l’espace public, du débat, renvoie par ailleurs immédiatement à celle de la mesure de l’impact du spectacle sur le public.

Notes
892.

Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Il n’y a pas de rapport scène-salle », in Jean-Pierre Sarrazac, Dialoguer, un nouveau partage des voix, vol. 1, Dialogismes, Etudes Théâtrales n°31, 2004, p. 213.

893.

Marie-Madeleine Mervant-Roux, L’assise du spectateur, pour une étude du spectateur, Paris, CNRS éditions, 1998, p. 66.

894.

Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.