iii. L’artiste, porte-parole de la « part des sans-part ».

J. Rancière définit le politique de manière polémique comme l'irruption du peuple, entité surnuméraire dans la répartition des parts entre les différentes parties de la société, qui réclame sa part, qu'il appelle « la part des sans-part ». 903 Le « peuple », non plus que le « prolétaire » ne doivent donc pas s’entendre comme catégorie sociale spécifique de citoyens à l’intérieur de la société. Et l’action politique est ce qui fait apparaître l’égalité de tous les êtres parlants, ce qui fait entendre la voix de ceux qui n’étaient supposés qu’être des corps. 904 Prolétaire est le nom de ceux qui n’ont pas de noms, c’est donc le nom du sujet politique qui résulte d’une subjectivation, et il peut être repris par quiconque entend dénoncer le partage du sensible par lequel la parole de certains n’est pas comptée. La subjectivation politique en contexte démocratique a donc ceci de spécifique qu'elle est toujours liée à « une identification impossible, une identification qui ne peut être incarnée par ceux ou celles qui l'énoncent. » 905 En termes d’acteurs, la définition du politique par J. Rancière implique prioritairement non pas la classe politique institutionnelle, mais la société civile. C’est elle qui est porteuse de la revendication de l’égalité. Et la société civile se compose non seulement du demos, mais des intellectuels et des artistes, qui occupent en son sein une place spécifique. Il définit les intellectuels comme les prolétaires, non en tant que catégorie sociologique mais comme sujet politique.

Les intellectuels sont ceux dont l’affaire – « l’à faire » pourrait-on dire – est de penser, et notamment de penser la démocratie, donc l’émancipation, pour faire advenir l’idéal démocratique d’égalité. Et l’on pourrait dire que pour J. Rancière les artistes sont des intellectuels spécifiques, dont le métier consiste non seulement à penser mais à créer la démocratie. En effet, l’action politique est avant-tout chez J. Rancière une parole adressée à un autre. Sa définition du débat démocratique diffère donc du modèle habermassien, puisque les caractéristiques fondamentales pour lui ne sont ni le dialogue ni l’argumentation rationnelle. En ce sens, davantage que l’espace public habermassien, c’est la définition du politique chez J. Rancière qui nous paraît la plus à même de cerner les enjeux du théâtre politique œcuménique. Les intellectuels et les artistes peuvent donc se définir comme les porte-parole des sans-voix, qui s’identifient de manière impossible à ceux qui n’ont pas de nom parce qu’ils n’ont pas de parole :

‘« "Nous sommes les damnés de la terre" est le type de phrase qu'aucun damné de la terre ne prononcera jamais. Plus près de nous, la politique, pour ma génération, a reposé sur une identification impossible - une identification aux corps des Algériens battus à mort et jetés dans la Seine par la police française, au nom du peuple français, en octobre 1961. Nous ne pouvions pas nous identifier à ces Algériens mais nous pouvions mettre en question notre identification avec le « peuple français » au nom duquel ils avaient été mis à mort. Nous pouvions donc agir comme sujets politiques dans l'intervalle ou la faille entre deux identités dont nous ne pouvions assumer aucune. » 906

L’artiste est à la fois lui-même et un autre, et par ce fait il éprouve et verbalise la situation de celui qui bénéficie de fait de l’égalité, et de celui qui n’en bénéficie pas, avec cette caractéristique qu’il a pleinement conscience d’y avoir tout aussi légitimement droit :

‘« La démonstration de l'égalité noue toujours la logique syllogistique du ou bien /ou bien (sommes-nous ou non des citoyens, des êtres humains, etc...) à la logique paratactique d'un "nous le sommes et nous ne le sommes pas." La logique de la subjectivation politique est ainsi une hétérologie, une logique de l'autre, selon trois déterminations de l'altérité. Premièrement, elle n'est jamais la simple affirmation d'une identité, elle est toujours en même temps le déni d'une identité imposée par un autre […] Deuxièmement, elle est une démonstration, et une démonstration suppose toujours un autre à qui elle s'adresse […]. Elle est la constitution d'un lieu commun, même si ce n'est pas le lieu d'un dialogue ou d'une recherche de consensus sur le mode habermassien. Troisièmement la logique de la subjectivation comporte toujours une identification impossible. […] Le lieu du sujet politique est un intervalle ou une faille : un être-ensemble comme être-entre […] » 907

L’artiste de la cité du théâtre politique œcuménique pose à la fois l’universel de l’égalité et sa non-réalisation, et ce faisant il œuvre à réaliser cet universel. Les proclamations de liberté et d’égalité ont la puissance qu’on leur donne, et « cette puissance est d’abord de créer un lieu où l’égalité peut se réclamer d’elle-même. » 908 Le théâtre peut être défini comme ce lieu, et fonctionne donc à la manière de l’« hétérotopie » foucaldienne, aujourd’hui évacuée du théâtre postpolitique, mais renouvelée dans la cité du théâtre politique oecuménique.

Notes
903.

Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.

904.

Ibid, pp. 118-119.

905.

Ibid, p. 119.

906.

Ibid, pp. 119-120.

907.

Idem.

908.

Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 65.