i. Le Bicentenaire, débat historiographique sur l’interprétation de la Révolution.

La préparation du Bicentenaire est l’occasion en France d’un intense et virulent débat historiographique. 910 Deux interprétations radicalement divergentes, opposées même à bien des égards, s’affrontent depuis la fin des années 1970. La tradition qui avait prévalu jusqu’alors s’inscrivait dans la filiation des historiens contemporains de l’événement et défenseurs de la Révolution. L’engagement politique des historiens de la Révolution avait prévalu depuis Lamartine et Guizot jusqu’à Jaurès. Les historiens marxistes et républicains de la « tradition jacobine » (Soboul, Labrousse, Reinhart, Mathiez, Lefebvre etc.), s’inscriront dans cette filiation qui estime avec Alphonse Aulard que « La Révolution, pour la comprendre il faut l’aimer. » 911 Cette position est encore celle de Michel Vovelle, qui estime que « nous sommes [encore] robespierristes » 912 et maintient une lecture sociale de la Révolution. 913 De l’autre côté, François Furet va s’inscrire dans une rupture radicale avec cette tradition. Dès son essai Penser la Révolution Française, paru en 1978, l’historien allait à l’encontre des interprétations marxistes ou sociales de ses collègues, qualifiées de « catéchisme révolutionnaire. » S’inscrivant quant à lui dans le courant historiographique contre-révolutionnaire (Pierre Chaunu, Jean Tulard, Denis Richet) héritier de Burke, et prospère depuis les années 1940, François Furet théorisait à l’inverse l’idée qu’on ne peut séparer 1789 de 1793, parce que « 1793 était contenu en germe dans 1789, que la Terreur est l’aboutissement de toute révolution, et que l’opposition de ces deux dates comme celle de la démocratie et de sa dérive totalitaire n’était qu’un écran de fumée : toute insurrection, pour Furet, même démocratique, est par nature totalitaire. » 914 En d’autres termes, 1789 contient en germe le Goulag 915 , et il est donc heureux que la parenthèse révolutionnaire ouverte en 1789 et ponctuée par Octobre 1917 se referme en 1989. La Révolution est « terminée », la formule recouvre selon les dires de son auteur lui-même un vœu et un constat :

‘« Un vœu parce que […] la révolution n’a plus grand chose à gagner à être investie par les passions politiques, un constat parce que la révolution ne comporte plus d’enjeux […] dans la politique française […] Tout le problème des révolutions, c’est d’arriver à les terminer. »  916

C’est Michel Vovelle qui est nommé par le Ministre Jean-Pierre Chevènement président de la Commission Historique pour la préparation du Bicentenaire, et si l’école à laquelle il appartient est largement représentée, des représentants de « l’école critique » de la Révolution, François Furet en tête, sont également nommés membres de la Commission. L’objectif est pour M. Vovelle que « le Bicentenaire laisse des acquis durables » 917 et fasse avancer la recherche historiographique en « encourag[eant] la mondialisation des études révolutionnaires » 918 , l’ouverture à l’international permettant également selon lui de manifester « l’actualité, dans de nombreux endroits de la planète, du message de la Révolution. » 919 Mais l’école critique, tout en participant à la commission officielle, multiplie les incitations à mettre à distance à la fois la Révolution et la commémoration. Ce qui lui permet « d’enregistrer les dividendes de l’air du temps. Alors que l’historiographie classique […] est immédiatement associée à la lourdeur commémorative, l’école critique, par son positionnement, semble moderne. » 920 Et si le bilan historiographique du Bicentenaire témoigne d’un « éclatement du récit » 921 et de la « relecture des catégories héritées » 922 , l’interprétation qui va se diffuser le plus largement dans l’opinion publique est celle de François Furet. A l’idéologie marxiste succède l’idéologie anti-révolutionnaire, qui entend mettre « la Révolution au banc des accusés. » 923

Cette théorisation de la fin de la révolution corollaire d’une fin de l’histoire est d’autant plus intéressante à souligner qu’elle va être immédiatement contredite par les faits. Ce qui va se passer dans les mois qui suivent en Pologne, en Allemagne, en Roumanie, témoigne certes de la fin de la révolution communiste, mais constitue aussi un changement de type révolutionnaire. Et l’analyse quasi-fataliste de ces changements de régime uniquement en terme de conversion au modèle démocratique occidental, tend à faire oublier que ces événements se produisent du fait de l’action collective d’hommes et de femmes, et constituent bel et bien des révolutions. La part idéologique de la théorie de F. Furet se manifeste donc dans le refus de s’adapter aux faits, mais son succès en France témoigne non seulement du fait d’un reflux de l’idéologie marxiste, mais aussi d’un contexte politique national précis. La commémoration n’est possible que parce que la révolution est un événement au passé. Et la commémoration est nécessaire comme ferment de l’unité nationale. Les cérémonies du Bicentenaire fonctionnent comme une célébration œcuménique, toute conflictualité étant soigneusement ôtée à des événements reconstruits davantage qu’ils ne sont remémorés. L'enjeu de la commémoration est pour la classe politique considérable, du fait même de l'évolution de l'histoire et surtout du rapport à l'histoire. En ces temps où « la définition de l'identité – nationale tout autant que collective ou individuelle – n'est plus du registre de l'évidence […] on attend des historiens et de l'histoire qu'ils restituent une cohérence à un monde contemporain qui semble en manquer. » 924

Notes
910.

Nous nous appuyons essentiellement ici sur l’ouvrage de P. Garcia, dont la plupart des citations qui suivent sont extraites. Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution Française, Pratiques sociales d'une commémoration, Préface de Michel Vovelle, CNRS Éditions, 2000.

911.

Alphonse Aulard, cité par Michel Vovelle, « La Sorbonne, la galerie des ancêtres », Le Magazine Littéraire, oct. 1988, p. 74.

912.

Michel Vovelle, « Discours d’Arras », Annales Historiques de la Révolution française, n° 274, oct.-déc. 1988, pp. 498-506.

913.

Cette lecture laisse une large place à la Déclaration de 1793 des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui fait de la démocratie une exigence non seulement politique (Déclaration de 1789) mais aussi sociale.

914.

François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006.

915.

« Le Goulag conduit à repenser la Terreur en vertu d’une identité de projet. » François Furet, Penser la Révolution Française, Paris, Gallimard, 1979, p. 26.

916.

François Furet, in Le Nouvel Observateur, 28 février 1988.

917.

P. Garcia, op. cit., p. 117.

918.

Idem.

919.

Ibid., p. 116.

920.

Idem.

921.

Ibid., p. 121.

922.

Idem.

923.

Maurice Agulhon, « La Révolution au banc des accusés », Vingtième Siècle, n° 5, janv. 1985, pp. 7-8.

924.

Ibid., p. 27.