i. Rendre présente la Révolution : La transformation du public en « peuple-acteur » politique des spectacles.

Dès la fin 1988, en guise d’avant-première du Bicentenaire, Robert Hossein crée au Palais des Congrès à Paris La Liberté ou la Mort, d’après le texte Danton et Robespierre écrit par Alain Decaux, Stellio Lorenzi et Georges Storia. Ce spectacle réunit de grands comédiens parmi lesquels Jean Négroni, Daniel Mesguich, Bernard Fresson ou encore Michel Creton, pour mettre en scène la Révolution dans son évolution, des Débats de la Convention au jugement du Roi Louis XVI par l’Assemblée, mais aussi dans ses oppositions idéologiques, notamment au travers de l’affrontement entre Robespierre le vertueux mystique et Danton le rabelaisien. Sans passer sous silence les heures noires de la Terreur, le spectacle de Robert Hossein retient essentiellement comme acquis de la Révolution l’œuvre des Conventionnels :

‘« Les conventionnels ont modelé l’histoire. Ils ont bâti la République. Ils nous ont légué la Déclaration des Droits de l’Homme et l’école gratuite et obligatoire. Je souhaite, sans oublier les tragiques épisodes de la Révolution, rendre hommage à l’énergie et à la témérité des conventionnels. Rendre hommage à leur courage, à leur lyrisme, à leur obsession d’un idéal du bonheur… » 932

La République et les droits de l’homme, la Révolution comme « la cause d’un espoir » 933 manifeste et actuel, tels sont les partis pris des auteurs. Et pour ce faire, ils font un spectacle interactif, puisque les spectateurs choisissent dès l’entrée leur place dans la salle et dans la révolution (girondins / montagnards) et « sanctionnent de leurs cris les procès populaires tenus sur la scène. » 934 Toute distance entre le public de 1989 et le peuple de 1789 se veut abolie, ce qui signifie très concrètement la volonté du metteur en scène de réaliser la fusion entre le peuple et le public, et par ce biais de rendre présente la Révolution en plus de la représenter. Cela implique de plus un engagement au présent du spectateur face au spectacle qui lui est présenté, puisqu’il prend géographiquement position dans la salle, ce qui l’incite à s’engager également dans le débat qui va s’y dérouler, et, plus abstraitement dans une interprétation de la Révolution. 935

La volonté de faire participer le public constitue une tendance assez répandue des spectacles joués dans le cadre du Bicentenaire. Cela s’explique par la volonté de mettre en cohérence le sujet des spectacles et leur construction. Le sujet, c’est la Révolution comme entrée du peuple sur la scène politique, comme moment moderne de réinvention du débat politique, où l’espace public qui s’était constitué au XVIIIe siècle, mais était jusqu’alors confisqué par la Noblesse s’ouvre au Peuple – au Tiers Etat – et devient un espace public démocratique. C’est ainsi qu’il faut comprendre la volonté de transformer le public en acteur du débat. Un spectacle comme Et messieurs, c’est à cette émeute que la nation doit sa liberté, présenté par Bernard Langlois au Théâtre Dejazet, manifeste ainsi clairement la volonté que théâtre fonctionne véritablement comme un espace public, et réactive concrètement le principe de l’agora. L’Histoire est confrontée à l’actualité dans un « débat-spectacle » qui réunit les principaux philosophes des Lumières, Kant, Locke, Rousseau et les fait dialoguer avec des hommes politiques contemporains de la Révolution, mais aussi avec des députés et des journalistes contemporains du Bicentenaire et… avec le public. Pour manifester cette ambition démocratique, les spectacles entendent en outre s’inscrire dans la tradition du théâtre populaire. En effet, comme nous l’avons vu dans notre chapitre précédent, le théâtre populaire s’est constitué contre le théâtre élitiste bourgeois et a recouru à des formes susceptibles de faire venir les classes populaires – nous y reviendrons.

Précisons toutefois que la volonté de faire activement participer le spectateur au débat n’est pas nécessairement gage d’une haute ambition démocratique, et peut parfois servir à transformer la Révolution en divertissement caricatural, dans une interprétation anti-Révolutionnaire de l’événement. Rappelons en effet que le 12 décembre 1988, la chaîne TF1 diffuse une émission présentée par Yves Mourousi, intitulée Au nom du peuple français. Il s’agit d’un simulacre du procès de Louis XVI, avec Léon Zitrone en président de séance, Jean-Edern Hallier en procureur, Jacques Vergès comme avocat, Patrick Sébastien dans le rôle de Danton et Fabrice Luchini dans celui de Robespierre. Longtemps occultées, les figures de Louis XVI et de Marie-Antoinette seront d’ailleurs souvent mises en scène dans les spectacles du Bicentenaire, et majoritairement en tant qu’individus victimes de l’Histoire et de leur fonction. 936 Le télé-spectacle se veut interactif puisque les français votent par Minitel, et décident d’ailleurs à 55% l’acquittement du roi. L’abolition factice et temporaire de toute distance entre 1789 et 1989, entre le spectateur et le spectacle, a pu ainsi paradoxalement servir à la mise au rebus de la Révolution, sans aucun souci de l’Histoire, qui est d’ailleurs non pas représentée mais purement et simplement réécrite. Ce télé-spectacle, sans le vouloir, pointe de fait le risque inhérent au système démocratique fondé sur le suffrage universel direct, dans lequel ont le droit de voter des individus qui ne se sont pas fait au préalable le devoir civique de se renseigner sur le sujet pour lequel ils sont consultés. Les spectacles faisant participer directement le public, ne constituent évidemment pas l’unique modalité de représentation de la Révolution mise en œuvre au cours du Bicentenaire, y compris de représentation distanciée. Le traitement de la révolution par le théâtre s’inscrit en effet d’emblée sous le signe du dédoublement, puisqu’il s’agit d’interroger l’héritage politique et théâtral de la Révolution, d’utiliser le théâtre pour questionner la révolution mais aussi de montrer comment le projet révolutionnaire a pu – et peut toujours – questionner le théâtre.

Notes
932.

Robert Hossein, in « Palais des Congrès, La Liberté ou la Mort, Danton et Robespierre, suite », Acteurs, quatrième trimestre 1988, p. 46.

933.

Idem.

934.

Irène Sadowska-Guillon, « La Révolution mise en scène », op. cit., p. 44.

935.

Robert Hossein poussera plus loin encore l’interactivité dans un spectacle ultérieur, le public votant pour décider du sort de la reine dans Je m’appelais Marie-Antoinette en 1993 au Palais des Congrès à Paris.

936.

Le roi Louis XVI est ainsi présenté comme une victime dans Louis, de Jean-Louis Benoît, pièce créée à la Comédie de Caen en avril-mai 1989 puis reprise à l’automne au Théâtre de l’Aquarium à la Cartoucherie de Vincennes, dans La Première Tête d’Antoine Rault, mise en scène par Gérard Maro, créée en janvier 1989 à la Comédie de Paris, ou encore de Le Captif de Philippe Vialéles et Denis Llorca, créé en octobre 1989 au Nouveau Théâtre de Besançon. Quant à la figure de Marie-Antoinette, elle fournit l’argument au spectacle Un jeu de la Reine, créé à Besançon par Bernard Rafaelli à partir du texte de Stefan Zweig.