ii. Questionner l’héritage politique ou esthétique  du Théâtre de la Révolution.

Deux options sont manifestes dans les spectacles de théâtre du Bicentenaire : privilégier la réflexion sur l’héritage esthétique de la Révolution, ou concilier les deux pôles, esthétique et politique. Comme metteur en scène, Denis Guénoun a souvent inscrit ses créations théâtrales dans « l’interrogation des moments-charnières pour l’évolution de la pensée et de l’art européen » 937 , aussi n’est-il pas surprenant que son spectacle La Levée 938 se situe au cœur du romantisme européen et se concentre sur les répercussions de la Révolution sur les artistes allemands, Goethe, Novalis, Schelling, même s’il articule la réflexion artistique à l’action politique, à travers l’évocation conséquente de la bataille de Valmy, vue par les yeux de Goethe, et par la rencontre finale entre ce dernier et Napoléon, le génie politique et militaire français faisant face au génie littéraire allemand. D’autres font le choix d’interroger directement le théâtre produit par la Révolution Française. C’est le cas de Jean-Louis Martin-Barbaz, qui consacre toute la saison 1988 / 1989 du CDN du Nord-Pas-de-Calais à l’évocation des auteurs les plus marquants d’une époque qu’il considère comme une charnière pour le théâtre en France :

‘« De Charles IX, de Marie-Joseph Chénier, « la tragédie par laquelle tous les scandales arrivèrent », aux Victimes Cloîtrées de Monvel, « mélodrame de l’intolérance », on passe à L’Ami des lois de Laya, la pièce pour laquelle fut rétablie la censure. Le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal, L’Hymne et la Bannière des Sans-Culottes précède L’Intérieur des comités révolutionnaires de Ducancel, étonnant documentaire sur l’art de la trahison, pour finir par Madame Angot de Maillot, la poissarde-parvenue qui annonce Napoléon. » 939

Faire entendre les textes contemporains de l’événement révolutionnaire, c’est forcément donner à voir le théâtre comme « scène politique, école du citoyen, tribune, porte-parole d’idées, arbitre des affrontements politiques. » 940 La sélection opérée par Martin-Barbaz au sein de la multitude de pièces créées de 1789 à 1796, de la royauté absolue à l’après Thermidor, manifeste ainsi les différentes tendances idéologiques, sans qu’il tranche véritablement. En revanche, ses propres choix apparaissent plus clairement dans deux autres spectacles qu’il ajoute au cycle des pièces contemporaines de l’événement que fut la Révolution, et qui ouvrent ce théâtre de la Révolution sur l’avenir, traçant un héritage non seulement théâtral mais politique. Le premier spectacle, Un homme du peuple sous la Révolution : Jean-Baptiste Drouet, est la mise en scène d’une pièce écrite en 1936 par R. Vailland et Raoul Manevy, à la demande du journal de la CGT. La pièce s’inscrit dans la tradition du Groupe Octobre, groupe à la fois politique et théâtral, et le spectacle lance un pont de la Révolution à la période contemporaine via le Front Populaire :

‘« Le texte offre un double intérêt : raconter la vie mouvementée de Drouet, avec ses épisodes rocambolesques comme une évasion en parachute. Tout en donnant l’éclairage du Front Populaire, qui fut, comme la Révolution à ses débuts, un désir d’utopie et une éclosion de folles espérances. Dans la tradition du Groupe Octobre, la soirée, à la fois didactique et pleine d’ironie, se place sous l’invocation d’une phrase de Saint-Just : « Il faut transformer son destin. » 941

Le second spectacle, Il était une fois les hommes et la liberté, est en revanche une création, ce qui permet de ce fait d’ancrer la commémoration de la Révolution dans les traditions populaires locales, et de raviver – voire de reconstruire – une mémoire de la lutte révolutionnaire des paysans du Nord :

‘« Jean-Baptiste Cadet traverse le règne de Louis XVI et la Révolution, dans une famille paysanne de Béthune. Les trois géants de Béthune, Germon, Gauthier et Rogon, viennent souhaiter la bienvenue au petit garçon pour son arrivée au monde, et lui promettent un brillant avenir : il donnera sa vie pour la Révolution. » 942  ’

Ce spectacle est porteur d’une interprétation plus tranchée de l’héritage politique et esthétique qu’il convient de conserver de la révolution et du théâtre révolutionnaire. Le titre rend en effet hommage à l’historien de la révolution Claude Manceron, et l’un des objectifs est, à partir de ce spectacle, de concevoir un « festival international des droits de l’homme. » 943 Et, sur le plan de l’héritage esthétique, ce spectacle s’inscrit dans la tradition théâtrale populaire festive, non seulement dans ses choix scénographiques, mais dans le type de relation avec le public, puisqu’il réunit, outre dix comédiens professionnels, cent cinquante comédiens amateurs, et s’organise en relation avec des associations locales. C’est d’ailleurs semble-t-il cette ambition de concilier le propos historique avec des formes populaires qui constitue l’apport majeur du théâtre révolutionnaire, et qui en fait le point de départ du théâtre du XIXe siècle :

‘« C’est le théâtre révolutionnaire qui a inventé le mélodrame et le vaudeville, c’est-à-dire la comédie agrémentée de chansons qui va tenir une si grande place pendant tout le dix-neuvième siècle. Il a continué l’aventure du théâtre historique ébauché par Voltaire. Enfin et surtout, il a donné naissance au romantisme. » 944

D’autres spectacles insistent sur l’héritage en même temps qu’ils mettent en lumière des figures moins connues de la Révolution. C’est le cas du spectacle Les Grandes journées du Père Duchesne 945 , créé au Théâtre Sorano de Toulouse par Didier Carette, d’après l’œuvre-fleuve de Jean-Pierre Faye. Le spectacle est centré sur la gazette Le Père Duchesne qui émailla par son insolence la vie révolutionnaire de 1792 à 1794. L’esthétique se veut délibérément oecuménique, et le spectacle se déroule dans un décor de tréteaux et toiles peintes de Yvon Aubinel, sur une musique originale de Bruno Ruiz qui s’inspire à la fois des songs de Kurt Weill et des chansons populaires des années 1930, réunifiant à travers ces références le théâtre politique de combat et la culture populaire de divertissement pour tous. A cet œcuménisme des références théâtrales répond celui de l’interprétation de l’événement révolutionnaire. « Traitant la Révolution comme un grand théâtre populaire de l’Histoire », le spectacle construit une fable intemporelle dans laquelle le Père Duchesne, entouré de personnages de l’Histoire et de l’histoire théâtrale, devient le précurseur et l’emblème des mouvements utopistes anarchistes de 1870, 1930 et 1940. Cette intrication de l’Histoire et de l’histoire théâtrale passe concrètement dans un grand nombre de spectacles, par une interrogation du couple Danton-Robespierre. Ces deux grandes figures de la Révolution opèrent comme deux personnages historiques et théâtraux, dont la confrontation permet une interrogation esthétique et politique. Alain Decaux, co-auteur avec Robert Hossein de La Liberté ou la mort, rappelle ainsi combien ils sont identifiés dans l’inconscient collectif « aux portraits de nos manuels » 946 :

‘« Danton, une trogne chaleureuse, une laideur écrasante qui fascine, provoque et retient. Robespierre, un visage glacé, des épaules étroites, un regard glauque qui se cache derrière le verre de lunettes dont on se demande si elles ne sont pas un alibi. Cent historiens sont venus par là-dessus. Ils ont eu beau s’évertuer, dénoncer, démontrer, expliquer, les portraits demeurent, les images subsistent, les impressions ne se modifient guère. Puissance des visages, supériorité d’un regard sur une idée. » 947

Si les visages fascinent, c’est qu’ils paraissent résumer les caractères psychologiques et déterminer les positions politiques des deux révolutionnaires : La pureté de Robespierre et la volupté de Danton fonctionnent comme deux programmes politiques républicains fondés sur l’égalité et la liberté, mais cependant antagonistes, le premier insistant sur la première et prônant la pauvreté et l’absolutisme révolutionnaire pour que se réalise enfin le Contrat Social rousseauiste 948 , tandis que le second privilégiait la liberté, la négociation et « une paix de compromis » 949 , par « amour de la vie ». 950 Pour les auteurs de La Liberté ou la mort, le legs de la Révolution est surtout celui de Robespierre, parce que c’est à lui que l’on doit « la proclamation d’une égalité des chances » 951 , et ils rappellent que « Robespierre a fait mettre à l’ordre du Jour la Terreur, mais aussi la Vertu » 952 , et que la justification de son action, « la nécessité révolutionnaire » 953 , est un « thème qui n’est pas prêt de cesser de figurer à l’ordre du jour de l’Histoire. » 954 Et Alain Decaux de citer Hugo, héritier tant esthétique que politique de la Révolution :

‘« La Révolution est une forme de phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la nécessité. Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l’Histoire. » 955

La valorisation de la figure de Robespierre semble bien souvent participer d’une volonté de célébrer l’actualité de la Révolution. Elle peut parfois, ce faisant, servir à contester l’ambition du Bicentenaire, et les spectacles en question constituent à ce titre l’un des points de départ du renouveau du théâtre de lutte politique depuis 1989, que nous étudierons dans notre quatrième partie. A l’inverse, la figure de Danton semble davantage susceptible de favoriser une interprétation œcuménique parce que distanciée de la Révolution, considérée comme un événement contradictoire et terminé, porteur d’une violence jugée négativement, mais dont il importe que soient célébrés les principaux acquis que sont les droits de l’homme.

Notes
937.

Idem.

938.

Denis Guénoun, La Levée, spectacle créé au CDN de Reims, du 17 mai au 30 juillet 1989.

939.

Bruno Villien, « Jean-Louis Martin Barbaz, le pouvoir de l’imagination », in « La Révolution mise en scène », Acteurs n° 71, op. cit., p. 56.

940.

Irène Sadowska-Guillon, ibid., p. 45.

941.

Bruno Villien, ibid., p. 57.

942.

Idem.

943.

Idem.

944.

Ibid., p. 58.

945.

Jean-Pierre Faye, avec la collaboration de Didier Carette, Les grandes journées du père Duchesne, Arles, Actes Sud, 1989. La quatrième de couverture résume la pièce en ces termes : « Neuf personnages se racontent et nous racontent une histoire – celle de Duchesne-Hébert, géant bourru et gueulard. Neuf personnages, présents constamment qui se distribuent des rôles : Roi, Reine, Juges et "exagérés", et cela sur des tréteaux de bois. Neuf personnages qui, peu à peu, pris au piège de la représentation caricaturale, vont s’identifier aux forces en présence, "enragés" et "modérés". Neuf personnages qui tentent d’infléchir le cours de notre histoire, qui utilisent le rire comme arme révolutionnaire. Un rire féroce, mordant, impitoyable. Un rire mêlé de sang quelquefois. Un rire vengeur et cruel. Neuf survivants, neuf rescapés de toutes les révolutions irrationnelles. »

946.

Alain Decaux, in « Palais Des Congrès. La Liberté ou la mort, Danton et Robespierre, suite », op. cit., p. 47.

947.

Idem.

948.

Idem.

949.

Idem.

950.

Idem.

951.

Ibid., p. 48.

952.

Idem.

953.

Idem.

954.

Idem.

955.

Idem.