iii. La figure de Danton et la célébration critique de la Révolution.

Plusieurs versions de La Mort de Danton de Büchner sont jouées à l’occasion du Bicentenaire, parmi lesquelles celles de la Companie d’Eleusis dans les Vosges, ou celle de la Compagnie Jean-Vincent Brisa à Grenoble. Mais la version qui fait date est celle de Klaus Michael Grüber, qui crée La Mort de Danton au théâtre des Amandiers à Nanterre le 21 septembre 1989. Or le metteur en scène inscrit explicitement son spectacle dans un projet de mise à distance de la Révolution. Le texte de Büchner est en lui-même complexe, puisque, si son auteur est un révolutionnaire convaincu, la pièce prend fait et cause pour la figure individuelle et modérée de Danton contre l’action collective révolutionnaire de Robespierre. Le reproche qu’adresse à la pièce le scénographe et collaborateur de Grüber, Gilles Aillaud, est d’ailleurs d’ordre politique :

‘« C’est une pièce dans laquelle le héros est le contraire de ce que, politiquement, soutenait Büchner. Ca m’a toujours gêné. On s’en sert en France, naturellement, pour réanimer la vieille querelle entre robespierristes et dantonistes, c’est-à-dire entre l’aile prétendument dure, inhumaine, de la Révolution, et au contraire, l’humanité de la négociation. Naturellement, pendant tout le XIXe siècle, et encore aujourd’hui, Danton a été préféré, parce que c’est un modéré, une canaille dans un sens. Donc, c’est exaspérant. L’équipe qui a dirigé la Révolution et l’a menée le plus loin est complètement effacée. Effacée par la tradition historique réactionnaire française, et justement par Büchner aussi. Politiquement, Büchner était beaucoup plus près des Jacobins, de Robespierre, Saint-Just, Couthon. Il était proche d’eux, et a quand même écrit un drame shakespearien, c’est-à-dire un drame fondé sur l’opposition chrétienne du Bien et du Mal. » 956

N’ayant ni oublié ni renié son appartenance à l’extrême-gauche, G. Aillaud considérait que la pièce se fait complice d’une interprétation anti-révolutionnaire de la Révolution, ou à tout le moins, d’une interprétation qui, privilégiant la figure de Danton sur celle de Robespierre, choisit de ne conserver que le souvenir le plus édulcoré de la Révolution, quitte à dévaloriser des choix qui, pour G. Aillaud, ne pouvaient s’expliquer que dans le contexte immédiat, par la mise en danger de la Révolution. Il semble d’ailleurs que la pièce conduise nécessairement à cette lecture œcuménique parce qu’édulcorée de la Révolution, puisque tel était déjà le cas de l’unique mise en scène antérieure en France. Vilar avait mis en scène la pièce en 1948 au Festival d’Avignon, le spectacle étant ensuite repris en 1953 au Théâtre National de Chaillot, dans une optique que l’on ne peut évidemment pas qualifier de réactionnaire, mais qui entendait privilégier la figure individuelle du héros – par goût esthétique – et l’incarnation de la négociation et du dialogue, avec les autres, mais aussi en chaque individu, entre ses désirs et sa raison, entre son intérêt personnel et l’intérêt général. Il s’agissait dans cette mesure d’un choix politique de mise en scène, et d’un choix cohérent avec l’ambition de l’artisan du théâtre national populaire de service public. Cette pièce semble donc constituer un morceau de choix pour écrire une mémoire sélective de la Révolution, considérée comme un événement daté et un processus nécessaire en son temps mais à présent terminé, l’enjeu étant de conserver son héritage œcuménique, susceptible de fédérer au présent l’ensemble de la communauté civique. Et le contexte du Bicentenaire favorisait encore davantage l’orientation de la lecture du texte de Büchner en ce sens. Ce fait, pointé comme un risque par le scénographe 957 , fut avéré dans le spectacle de Grüber. Le metteur en scène relègue l’action collective et le débat politique en tant que tel à l’arrière plan, pour faire primer le sens romantique de la pièce et les figures et enjeux individuels, comme l’explique, G. Aillaud :

‘« Il y a d’abord [ dans le Dantonde Büchner ] une première pièce, puis, ensuite, une seconde. Une pièce politique, d’abord, puis une pièce romantique. Nous sommes tout de suite tombés d’accord, [Klaus Michael Grüber et moi], et nous avons pris un parti net pour trancher, pour que ces divergences se reflètent dans l’organisation de l’espace. Tout ce qui était historique a été vu comme à une autre échelle, c’est-à-dire plus petit, comme si c’était vu dans des jumelles à l’envers. […] Ce qui se passe au premier plan de cet immense plateau, ce sont les choses personnelles, de l’ordre du roman, avec peu de personnes : d’où ce grand vide. Et toutes les références historiques sont dans le fond. » 958

G. Aillaud va tenter d’infléchir le sens et la portée du spectacle dans une feuille de salle que Bernard Sobel qualifie positivement de « communiste » 959 , et que G. Aillaud justifie par la nécessité de faire prendre conscience au spectateur qu’il doit mettre à distance le texte mais aussi, dans une certaine mesure, le spectacle :

« Ce texte est le résumé de ma contribution dramaturgique. Cette mise au point était nécessaire. Il fallait bien expliquer que le point de vue politique de l’auteur, dans sa vie, n’était pas ce que la pièce peut laisser supposer. Mais bel et bien le point de vue de Robespierre, un point de vue militant. Avoir le point de vue de Robespierre, c’est être pour cette tâche inachevée, inachevable sans doute, de la Révolution. Le côté inachevable de la Révolution serait le vrai sujet d’un tragédie. Or c’est le contraire qui se passe dans la pièce. Dieu sait pourquoi, l’auteur va prendre comme héros celui qui passe à côté du problème, Danton. » 960

Dans son texte, G. Aillaud remet en question l’interprétation de la Révolution que pourrait suggérer la pièce, mais aussi celle formulée par François Furet. Pour lui, la Révolution n’est pas terminée, parce qu’elle est une exigence absolue, et si elle est parfois Terreur, c’est qu’elle est toujours menacée, par les anti-révolutionnaires, mais, plus encore, par les contradictions de la nature humaine :

‘« Une tâche impossible à accomplir est cependant à accomplir, à laquelle n’entend pas être astreint Danton. Accomplir la révolution, c’est-à-dire fonder quelque chose d’infondable, fonder dans la réalité et pas seulement dans les principes la république vraie, cette tâche surhumaine n’est pas de son ressort. Il est un homme, et un homme doit avoir une vie humaine. Il vit une vie d’homme, avec les contradictions humaines (il accepte par exemple l’impossibilité de vivre dans une société juste) parce que l’homme est impur et pur, les deux ensemble. En face de la tyrannie il est comme un titan de foire.
Au contraire, dans la citoyenneté, l’homme doit être pur. Seule la pureté ajointe l’homme à l’homme (la vertu.) […] C’est le parallélisme qui du rapport homme-dieu qu’il y a dans chacun, parallélisme vertical, qui pourrait mettre les hommes en relation les uns avec les autres, et non la communauté des infirmités, des impuretés, qui ne produit qu’un attroupement sans justice (les vices). Tel est le point de vue de Robespierre. […] Le seul point de vue politique juste est celui de Robespierre. Il n’y a pas d’autre point de vue politique. Mais à quel prix. Il y a quelque chose d’inhumain dans la citoyenneté exigée de l’homme […] par le point de vue politique tout court.
C’est pourquoi Danton, qui est un homme et non un politique, pousse des cris, et tous ses amis autour de lui ne font que pousser des cris : assez, c’est trop, la révolution est faite, il faut maintenant établir la République, c’est-à-dire la paix. La révolution n’est pas faite, répond Robespierre, tout est resté comme avant, les mêmes dangers, privilèges, inégalités, corruption, demeurent intacts sous le bonnet rouge de la république. L’homme est resté le même que sous la royauté. Quelque chose de fondamental en l’homme doit changer, et c’est cela que Danton ne supporte pas. » 961

Cette prise de position de G. Aillaud témoigne au premier chef de sa propre orientation idéologique, mais rend également compte du fait que les spectacles joués à l’occasion de la commémoration du Bicentenaire de la Révolution sont à envisager non seulement comme objets esthétiques mais comme champ de bataille idéologique. G. Aillaud introduit l’idée d’une contradiction entre l’homme et le citoyen, et donc les droits et devoirs de l’homme et ceux du citoyen, et nous verrons que cette discussion est au cœur des enjeux politiques soulevés par le Bicentenaire. Et si la pièce de Büchner élude – de manière dommageable selon G. Aillaud – la question essentielle de savoir si la révolution est achevable, elle n’en pose pas moins la question du partage entre l’homme et le citoyen. A ce titre, la représentation du peuple dans la pièce et plus encore dans le spectacle, est très intéressante. Le peuple est représenté précisément non comme un héros de théâtre, comme une entité représentable, mais davantage comme un « concept ». Dans le spectacle, les scènes dans lesquelles le peuple est présent ont été coupées, pour des motifs matériels certes (il aurait fallu plus de deux cents figurants pour que les scènes de foule deviennent crédibles), mais plus fondamentalement, parce que Grüber veut souligner le caractère problématique de la représentation du peuple par les dirigeants politiques, y compris les dirigeants révolutionnaires, comme l’explique G. Aillaud :

‘« Je dis concept précisément dans ce sens là. On peut bien imaginer que le peuple soit présent sous la forme de groupes s’opposant à d’autres groupes. Mais dans le cas de Robespierre et Danton, il y a un grand écart entre ces dirigeants politiques et la masse qu’ils représentent. Si tu poses la masse à côté de celui qui la représente, généralement ça ne sert à rien, ça fait une animation inutile. » 962

Les motifs esthétiques se combinent aux enjeux politiques, et c’est dans cette mesure que le spectacle traite du système politique français contemporain tout autant que de la Révolution. Ces questions de la représentation du peuple au théâtre comme dans la démocratie, et du lien entre droits de l’homme et droits du citoyen, sont au cœur des préoccupations de nombreux autres artistes de théâtre participant aux événements officiellement programmés dans le cadre du Bicentenaire. Et ce sont les réponses qu’ils apportent à ces questions qui déterminent le regard qu’ils portent sur la Révolution. Valoriser la figure de Danton contre celle de Robespierre, c’est privilégier la liberté sur l’égalité, et une autre figure mise à l’honneur par le Bicentenaire contribue également à ce renouveau du regard sur les acquis de la Révolution, celle de Sade.

Notes
956.

Gilles Aillaud, « La Mort de Danton de Klaus Michael Grüber », Entretien avec Bernard Sobel, Théâtre / Public n° 98, mars-avril 1991, Théâtre de Gennevilliers, p. 7.

957.

« Avec tout ce Bicentenaire, ça ne pouvait qu’aggraver encore la situation ! » Idem.

958.

Idem.

959.

Bernard Sobel, ibid., p. 9.

960.

Gilles Aillaud, idem.

961.

Gilles Aillaud, texte du programme de La Mort de Danton, publié dans Théâtre/Public, ibid., p. 10.

962.

Gilles Aillaud, entretien avec Bernard Sobel, ibid., p. 9.