iv. « Le Marquis de Sade au cœur et au-delà de la Révolution. » 963

La figure de Sade était apparue sur la scène théâtrale en 1964 à travers la pièce Marat-Sade de Peter Weiss, qui est reprise par Gérard Gélas au Théâtre Municipal pour le Festival d’Avignon 1989. Peter Weiss confrontait les deux extrêmes de la Révolution, l’individualiste libertaire Sade et l’égalitariste absolutiste Marat :

‘« La pièce […] se passe le 13 juillet 1808 à l’hospice de Charenton, où le Marquis de Sade, qui y fut interné de 1801 à sa mort en 1814, joue avec les patients de l’asile, devant un groupe de mondains parisiens en quête de frissons, une de ses œuvres théâtrales mettant en scène l’assassinat de Jean-Paul Marat par Charlotte Corday. La pièce repose sur la confrontation de deux attitudes opposées et radicales : le conflit entre l’individualisme poussé à l’extrême de Sade et l’idée de bouleversement politique et social représenté par Marat. Un face-à-face de deux êtres hors-série qui n’ont pas trouvé grâce aux yeux de l’histoire : Sade trop libre, incarnant le défi à tout principe de morale, et Marat présent toujours comme la figure la plus sanguinaire et la plus repoussante de la Révolution, considéré comme le prototype du dictateur et de l’esprit marxiste avant la lettre, en dépit de son exclamation :
" Dictateur, ce mot doit disparaître, je hais tout ce qui évoque les patrons et les patriarches. "» 964

Le personnage de Marat est évoqué uniquement au travers de la pièce jouée par Sade et les patients de l’asile, et par cette mise en abîme théâtrale, la pièce de Weiss favorise la mise à distance de la Révolution. Ce procédé permet donc d’interroger les sens contradictoires de cet événement, de même qu’il permet que la pièce interroge – comme bien d’autres réalisations du Bicentenaire – les acquis du théâtre populaire, puisque la pièce jouée par Sade permet d’introduire le cirque, la farce, les chants et les danses aux côtés de débats qui s’inscrivent dans la filiation des dialogues philosophiques. Le spectacle Français, encore un effort, de Charles Torjdman créé en mai 1989 au Théâtre Populaire de Lorraine à Thionville, fait quant à lui explicitement référence au texte fameux du Marquis : « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains. » 965 Rappelons que le propos du libertin 966 comportait une dimension politique très concrète et prônait l’extension de la liberté, incomplètement acquise par la Révolution selon Sade, et compromise par des vestiges de l’Ancien Régime – le Sceptre et l’encensoir – mais aussi par la pratique des Révolutionnaires. Le texte contient en effet une diatribe contre la peine de mort, à laquelle les Conventionnels aussi bien que les Enragés recoururent allègrement :

‘« Français, vous êtes trop éclairés pour ne pas sentir qu’un nouveau gouvernement va nécessiter de nouvelles mœurs ; il est impossible que le citoyen d’un Etat libre se conduise comme l’esclave d’un roi despote […] » 967 « il est nécessaire de faire des lois douces et surtout d’anéantir à jamais l’atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la vie de l’homme est impraticable, injuste, inadmissible. Français, encore un effort si vous voulez être libres. » 968

Certes, Sade, déclaré coupable par le Tribunal Révolutionnaire et condamné à mort, œuvrait pour son intérêt personnel, mais également pour une application exhaustive de l’idéal contenu dans la Déclaration des Droits de l’homme. L’image d’un Sade en définitive plus révolutionnaire que les Révolutionnaires est également à l’œuvre dans Sade, concert d’enfer, spectacle d’Enzo Cormann et de Philippe Adrien créé au Théâtre de la Tempête, ainsi que dans Sade, marquis sans culotte, pièce de Georges Lauris jouée par le Théâtre du Quotidien de Montpellier du 1er au 12 mai 1989 dans une mise en scène de Jean-Michel Touraille. Sade permet d’interroger le décalage entre l’ambition révolutionnaire et sa réalisation durant la Révolution, et suggère une interprétation libertaire de la Révolution.

Pourtant, l’interprétation de l’événement qui domine au sein des spectacles du Bicentenaire, est celle qui conserve comme acquis de la Révolution les droits de l’homme et l’idéal d’une nation… et d’un théâtre républicains. Catherine Dasté, petite-fille de Jacques Copeau et de l’ambition d’un théâtre populaire décentralisé et démocratique touchant l’ensemble du territoire français comme l’ensemble des générations, entend ainsi rendre hommage à une Révolution débarrassée de toute rage révolutionnaire, et dont ne reste que la conquête de la démocratie considérée comme l’unique enjeu toujours actuel. Il est révélateur que le spectacle inaugural du cycle présenté au Théâtre d’Ivry de janvier à avril 1989 ait pour titre Les Moments heureux d’une Révolution, et les cinq spectacles suivants ne démentiront pas cette volonté de célébrer une révolution souriante, démocratique et festive : « Les Guetteurs de son et Conversations, de Georges Aperghis, Les Doléances, création de Jean-Pierre Rossfelder, La Folie démocrate, de Bernard Raffalli, créé par Catherine Dasté, et La Caverne, fantaisie féérique de Michel Puig. » 969 Cette interprétation républicaine œcuménique, qui célèbre comme acquis de 1789 la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, et la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité », est manifeste également dans le film La nuit miraculeuse – commande ministérielle adressée au Théâtre du Soleil.

Notes
963.

Irène Sadowska-Guillon, op. cit., p. 48.

964.

Idem.

965.

Donatien Alphonse, Marquis de Sade, « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains », Cinquième Dialogue, in La Philosophie dans le Boudoir. Œuvres Complètes XXV, Préface de Matthieu Galey, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1968.

966.

Le terme « libertin » opère pleinement au double sens érotique et philosophique.

967.

D. A., Marquis de Sade, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains », op. cit., p. 214.

968.

Ibid., p. 220.

969.

Ibid., p. 53.