v. Le Théâtre du Soleil et la célébration d’une Révolution humaniste et universelle.

La troupe d’Ariane Mnouchkine s’était déjà confrontée à la Révolution dans deux spectacles des années 1970, 1789 La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur, et 1793 La cité révolutionnaire est de ce monde. 970 Ces spectacles étaient encore fortement imprégnés de l’interprétation marxiste de la Révolution et spécifiquement de la critique marxienne des droits formels. Le Théâtre du Soleil entendait dans le spectacle 1789 montrer les différentes scènes de la Révolution, et ainsi en démythifier la lecture « bourgeoise », insistant sur l’inégalité sociale et raciale 971 que masquaient les prétendus droits de l’homme. 1789 s’achevait singulièrement par la fusillade du champ de Mars le 17 juillet 1791, après un appel de Marat à la guerre civile, afin que le combat « s’engage sur le fameux chapitre de l’égalité de la propriété. » 972 Le spectacle 1789 utilisait des outils de mise à distance dramaturgique de la Révolution, en recourant au théâtre de foire et à la farce. Le point de vue est celui du peuple, c’est à travers lui que sont vues les grandes figures, ces dernières sont donc présentées de manière distanciée à la fois parce qu’elles sont médiées (ce sont les personnages du peuple qui incarnent ponctuellement telle ou telle grande figure de la révolution) et parce que cette médiation se fait volontiers grossissement. L’enjeu est donc de mettre à distance l’idéologie, comme le note Régis Salado : « La fiction des bateleurs jouant la Révolution a pour fonction de déjouer les pièges de l’idéologie. Le dispositif du théâtre de foire introduit la distance propre au théâtre dans le théâtre, tandis que la médiation de l’acteur maintient en éveil le regard objectivant du spectateur. » 973 Toutes les images de la révolution ne sont pas mises à distance de la même façon et « la prise de la Bastille, comme plus généralement l’élan populaire, ne passent pas par le prisme de la farce. Le public est convié à prendre parti, à revivre ce qu’il y a de vrai dans la révolution : l’exigence populaire d’un monde nouveau. » 974 Le sens du film La Nuit miraculeuse, commandé par l’Assemblée Nationale en 1989, s’avère donc d’autant plus intéressant qu’il s’inscrit en rupture avec l’interprétation de la Révolution qui prévalait dans les spectacles précédents du Théâtre du Soleil sur la Révolution :

‘« Bernard Faivre d'Arcier, alors chargé de la culture à l'Assemblée Nationale, nous avait demandé un projet pour célébrer le Bicentenaire de la Révolution Française. Il s'est agi finalement d'un film pour la télévision car nous n'avons pas trouvé les moyens initialement prévus pour le cinéma. C'était un conte fantastique et humaniste sur la Déclaration des Droits de l'homme et les débuts du Parlementarisme. » 975

Le film comporte une dimension de commémoration puisque l’action première se déroule en 1989, et c’est par le biais d’un enchâssement de la fable que l’on plonge au cœur de 1789. Cette plongée comporte par ailleurs une dimension de célébration, dans la mesure où le retour en arrière s’explique par le genre du film : le « conte de Noël. » 976 La commande stipulait que l’hémicycle devait être visible. L’action se situe donc après l’exposition de mannequins de députés à l’Assemblée Nationale. Le contexte contemporain français de difficultés économiques est présent puisqu’un grand magasin doit racheter les mannequins, décision à laquelle s’opposent les petits artisans qui les ont conçus. Et le miracle va être double : D’une part, sur le plan du réel, les mannequins ne seront pas vendus. Et d’autre part, au cours de la nuit de Noël, les mannequins vont reprendre vie, et donner à entendre les débats qui ont conduit à l’adoption de la Déclaration des Droits de l’Homme le 26 août 1789. Puis les Constituants se trouvent confrontés à leurs successeurs, et l’on voit les mannequins de Victor Hugo, Jean Jaurès, de Victor Schoelcher, tandis que « des délégations de tous les peuples du monde viennent, à la requête d’un enfant – figure de l’innocence et source du miracle – saluer les Constituants et témoigner de l’actualité de la Déclaration des Droits de l’Homme. S’il y a bien dans ce film, comme dans les spectacles 1789 et 1793, des processus de distanciation, il n’en s’agit pas moins d’une forme de célébration de la Révolution, dans la mesure où Ariane Mnouchkine retient de 1789 « la naissance d’un verbe » 977 , le verbe républicain, et entend à travers ce film saluer « les gens qu’[elle] aime » 978 que sont les défenseurs des droits de l’homme. Du détour par le conte à la mise en avant de la figure de l’enfant, en passant par l’incarnation des Constituants par des mannequins, tout concourt à dé-contextualiser la Déclaration des Droits de l’homme, et ce faisant, à manifester le caractère à la fois universel et actuel de cet idéal, tout en permettant « d’abolir le recul désenchanté face aux mythes politiques. » 979 Le Bicentenaire est pour A. Mnouchkine une grande occasion, elle qui déplore la perte de la célébration dans la société française, et conçoit le théâtre comme un espace à la fois esthétique et éthique, comme un ordre marqué par le rituel :

‘« [Il y a une ] excessive absence de sacré dans la société contemporaine française. En effet, ma vie au théâtre est pleine de symboles, je vis dans un univers ritualisé, ou que l’on peut ritualiser, avec des gens qui ont le sens du sacré, de l’éthique et de l’esthétique que cela suppose. Beaucoup de mes concitoyens n’ont pas ce bonheur. Ils vivent dans une société inesthétique, non éthique, déritualisée, sans symboles, sans poésie, sans métaphores. […][On a besoin de symboles] pour matérialiser l’immatériel, rendre visible ce qu’on ne voit pas et ce qu’on espère. On a besoin de symboles pour lutter « pour » : pour la paix, pour la justice, pour l’amour. Pour le meilleur. » 980

Ce rituel est donc célébration de victoires symboliques, fondatrices de notre société, et vitales au maintien de sa beauté morale :

‘« Nous, en France, nous ne célébrons plus grand chose. Nous commémorons prétendument, mais nous ne célébrons plus. Sous prétexte que ce n’est pas la peine de fêter une victoire puisqu’elle va forcément être suivie d’une défaite. Et bien, c’est justement parce qu’il y a tant de défaites qu’il faut savoir célébrer les victoires. Et le théâtre est un des derniers lieux de célébration. Et, en soi-même, c’est une victoire. » 981

Par cette conception spiritualiste du théâtre, A. Mnouchkine revendique la filiation avec les pionniers du théâtre populaire et particulièrement avec Copeau, « lui qui critiqua le mercantilisme, la vulgarité, le plat naturalisme qui régnaient dans le théâtre du début du XXe siècle […] et qui chercha à réformer le théâtre dans tous les domaines » 982 , lui qui avait une si haute conception de « l’éthique », et qui recherchait un « lieu unique. Un lieu qui est comme le devant du temple, une aire sur laquelle tout peut se produire. » 983 Mais, par cette référence à l’éthique, Mnouchkine s’inscrit également dans la filiation avec les Lumières, elle qui aime à citer Kant : « "deux choses me remplissent l’esprit d’un émerveillement et d’une crainte toujours plus nouvelle […] : Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi", dit Kant. » 984 Aux antipodes du double pessimisme qui prévaut dans la cité du théâtre postpolitique, cette conception optimiste de l’homme s’articule avec un optimisme d’une part dans la conception de l’histoire, toujours référée à la croyance humaniste dans l’universalité, et d’autre part dans la capacité du théâtre à prendre en charge cette histoire :

‘« Ce qui arrive chez les autres nous arrive. Et nous sommes citoyens du monde. L’Indiade raconte la division sanglante de l’Inde, sitôt obtenue l’indépendance, les affrontements fratricides entre hindous, sikhs et musulmans, mais c’est la métaphore de toutes les divisions, séparations, partitions qui nous guettent chaque jour. » 985 ’ ‘« Le grand théâtre nous raconte que toute histoire d’amour, toute rencontre, tout crime, toute lâcheté, toute trahison, toute magnanimité, tout mauvais ou bon choix, appartient à l’histoire générale du monde, et y contribue. Tous nos gestes font l’Histoire. La grande et la petite. D’où ma réserve à l’égard de tant d’auteurs modernes qui me semblent indifférents à l’histoire du monde. » 986

Cette foi, au sens à la fois d’un espoir et d’une croyance de type religieux dans le sens du monde, s’oppose à l’interprétation déshistoricisée et absolutiste de la Shoah :

‘« - Le monde est loin d’être terminé, je crois toujours, d’ailleurs, que Dieu nous a mis sur terre pour améliorer les choses…
- Quel Dieu ?
Je ne sais pas. Pas un Dieu tout puissant, mais une essence, une force qui se bagarre tout le temps, comme elle peut, contre les forces du mal, entre le haut et le bas. Elle n’a pas pu empêcher Auschwitz. Mais parfois il nous arrive Nelson Mandela vainqueur de l’apartheid. Je n’arrive pas à imaginer un monde sans sens. Mais je n’en conclus pas que la souffrance puisse avoir du sens. Je n’imagine aucune rédemption par la souffrance. […] J’aimerais assez les croyances bouddhistes tibétaines selon lesquelles on renaîtrait dans la créature dans laquelle on a mérité de renaître. » 987

Cette conception optimiste de l’homme, de l’histoire, et cette foi humaniste dans l’universalité fondent une référence à une révolution civilisée pourrait-on dire, et exempte de toute tache sanglante : « Je pense toujours que la cité révolutionnaire, telle que l’entendaient les écrivains des Lumières, doit être de ce monde. Tout est dans la définition que l’on donne à ce mot. Et dans le choix des moyens pour l’obtenir. » 988 Cette conception n’empêchera toutefois pas la défiance des politiques à l’égard d’une éventuelle dimension critique du projet proposé par le Soleil pour le Bicentenaire :

‘« Je me souviens que cette Nuit Miraculeuse m'a valu une querelle clownesque avec Laurent Fabius, alors président de l'Assemblée Nationale. C'est pourtant lui qui avait passé commande, mais il ne tolérait pas que le début du film se déroule dans les toilettes de l'Assemblée. " On n'entre pas à l'Assemblée Nationale par les toilettes ! - avait-il dit - les députés ne le supporteront pas. " Comme si les députés étaient sous cloche ! Ils sont bizarres, ces politiques. » 989

Au-delà de l'enjeu symbolique du refus – dont on s'étonne qu'il n'ait pas été pris en considération par Ariane Mnouchkine – il semble que ce soit l'arrivée à l'Assemblée d'une foule d'étrangers vers la fin du film, dans le contexte d'un durcissement de la politique socialiste d'immigration, qui ait posé problème au président de l'Assemblée Nationale. 990 Le film de Ariane Mnouchkine peut en effet s’entendre comme une interprétation de la Déclaration des Droits de l’homme qui en élargit le cadre et en change la portée. En effet, la Déclaration de 1789 inscrivait clairement les droits de l’homme dans ceux du citoyen et les circonscrivait au cadre de la Nation. 991 Le propos d’Ariane Mnouchkine s’inspire donc bien davantage de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui élargit la portée à « tous les membres de la famille humaine ». Mais, alors que cette version de la Déclaration sert de préambule à la Constitution Française et se trouve de ce fait corrélée dans le droit français à la citoyenneté de l’individu, Ariane Mnouchkine suggère dans son film que les droits de l’homme doivent primer sur ceux du citoyen, et laisse donc entendre qu’il peut y avoir une contradiction entre eux, et suggère également que la communauté politique ne saurait donc plus se circonscrire au cadre de la Nation. Ces deux idées sont source d’une forte tension dans le sens du film, à la fois profondément républicain et… anti-républicain, et c’est sans doute cette contradiction qui est à l’origine de la réaction de L. Fabius, qui a bien perçu derrière la célébration mémorielle la dimension fortement critique et politique du propos du film dans le contexte immédiat – La suite des événements lui donnera raison puisque Ariane Mnouchkine va quelques années plus tard mobiliser la référence aux droits de l’homme contre ceux du citoyen pour soutenir la cause des sans papiers. Ariane Mnouchkine n’était d’ailleurs pas la seule, et le 1789 et nous de Maurice Béjart allait également dans ce sens, de même La Marseillaise, grand événement fédérateur du Bicentenaire, orchestré par Jean-Paul Goude. Rappelons que cette parade visait à célébrer « la fraternité entre les hommes » 992 et « les tribus planétaires » 993 , et misait sur le mélange des cultures musicales et des civilisations, puisque « la Révolution c’est l’avènement d’une sonorité mondiale » 994 et « le métissage des genres ». 995 Il semble donc bien que les artistes « officiels » du Bicentenaire aient joué un rôle incontestable dans l’importance prise par la référence aux droits de l’homme comme l’héritage principal, parce qu’œcuménique, à conserver de la Révolution, mais dont la valorisation se fait au prix d’un élargissement du cadre de la Nation à celui de l’humanité, et d’une concaténation des figures de l’homme et du citoyen – opérations potentiellement problématiques sur un plan politique parce que mettant en tension le cadre républicain tout en valorisant l’un de ses constituants fondamentaux.

Notes
970.

Théâtre du Soleil, 1789 La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur, 1793. La cité révolutionnaire est de ce monde, Théâtre du Soleil, 1971 / 1989.

971.

Ibid, p. 38.

972.

Ibid., p. 43.

973.

Régis Salado, « 1789 par le Théâtre du Soleil », in Révolution française, peuple et littératures, Paris, Klincksieck, 1991, p. 338

974.

Patrick Garcia, op. cit., p. 135.

975.

A. Mnouchkine, L'art au présent, Entretiens avec Fabienne Pascaud, Plon, 2004.

976.

A. Mnouchkine, entretien avec Philippe Dujardin, 15 janvier 1992, cité par P. Garcia, op. cit., p. 132.

977.

Idem.

978.

Idem.

979.

Patrick Garcia, idem.

980.

A. Mnouchkine, in Fabienne Pascaud (entretiens avec), L’art au présent, Paris, Plon, 2004, pp. 198-199.

981.

Ibid., p. 54.

982.

Fabienne Pascaud, ibid., p. 77.

983.

Ariane Mnouchkine, idem.

984.

Ibid., p. 76.

985.

Ibid, p. 151.

986.

Ibid., p. 59.

987.

Ibid, p. 152.

988.

Ibid, p. 135.

989.

Ibid., p. 93.

990.

Voir Patrick Garcia, op. cit., p. 132.

991.

Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. « Article 3 : Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. »

992.

Jean-Paul Goude, « Ce que j’ai voulu faire », Le Débat, nov.-déc. 1989, p. 35.

993.

Ibid., p­. 36.

994.

Jean-Paul Goude, Elle, 10 juillet 1989. Cité par P. Garcia, op. cit., p. 55.

995.

Jean-Paul Goude. L’Express, 23 juin 1989. Cité par P. Garcia, ibid.