Marx fut l’un des premiers à critiquer les Droits de l’homme 1004 , rappelant que les droits prétendument naturels et universels ne font qu’entériner les droits du bourgeois, et que les droits de l’homme ne prennent sens et réalité que dans un contexte politique et social précis. Tout un courant a ensuite hérité de cette critique initiale de la Déclaration des Droits de l’homme comme idéologie anti-révolutionnaire, dans laquelle s’intègre d’ailleurs dans une certaine mesure la critique faite à la lignée de théâtre populaire de la nation par les partisans du théâtre populaire révolutionnaire, la rhétorique de la commune appartenance à la nation ne servant selon ces derniers qu’à masquer les inégalités entre les classes. Jacques Rancière repart ainsi de la critique marxiste de la Révolution pour critiquer l’assimilation libérale de l’homme au citoyen. Mais il met également à distance l’insistance marxiste sur la divergence irréconciliable entre l’homme et le citoyen, la définition principielle a priori de l’homme et du citoyen, et l’invalidation a priori de la référence aux droits de l’homme. J. Rancière estime que c’est précisément le rappel de l’intervalle, de la faille entre les droits de l’homme et ceux du citoyen, qui permet d’activer le processus d’émancipation et d’atteindre l’égalité de fait entre les hommes. 1005 L’universalité des droits de l’homme est à évaluer en fonction de l’universalité des arguments qu’ils permettent d’invoquer. Et en définitive, nous dit J. Rancière, les droits de l’homme ne sont opérants que rapportés à ceux du citoyen, et ne prennent donc sens que dans le cadre d’un Etat-Nation – en l’occurrence la France – parce que c’est dans la mesure où ils constituent des valeurs fondatrices du système politique d’un Etat qu’ils peuvent constituer des arguments opérants. Cette analyse est également au cœur de la généalogie de la souffrance à distance que fait Luc Boltanski 1006 , qui rappelle que l’ensemble des droits acquis par les citoyens depuis la fin du XIXe siècle a pour origine la convergence entre le mouvement ouvrier et la philanthropie, qui aurait donné naissance à l’Etat Providence. 1007 Cette convergence s’expliquait par le fait que philanthropie et mouvement ouvrier s’inscrivaient dans le cadre d’un espace national et s’adressaient non pas uniquement à l’homme par essence, mais à un ensemble de citoyens :
‘« [ Mouvement ouvrier et philanthropie] s’attachaient tous deux, de façon différente, à faire pression sur les dirigeants de l’Etat Nation pour amener un changement de la législation ou la création de nouveaux droits. Ces efforts conjugués eurent pour résultat la formation d’un droit du travail et aussi, particulièrement en France, une transformation lente et progressive du mode de représentation qui, sans abolir la représentation d’un citoyen sans qualités issue de la Révolution Française, la redoubla d’un système complémentaire de représentations des intérêts et, particulièrement, des citoyens en tant que travailleurs. Politique de la pitié et politique de la justice se sont ainsi fondues, de manière indissociable, dans l’exigence de justice sociale, qui visait à faire converger les deux principes républicains d’égalité – qui fonde les droits du citoyen – et de liberté – qui fait référence aux droits de l’homme. » 1008 ’Pour L. Boltanski comme pour J. Rancière, ce qui légitime la référence aux droits de l’homme, est la tension dialectique et réciproque entre droits de l’homme et droits du citoyen, entre citoyenneté abstraite et définition de l’individu comme citoyen d’une nation et comme travailleur, la tension entre le cadre spécifique d’un Etat-Nation et la référence aux principes a priori fondés par la Révolution Française. Le risque tient donc au découplage des droits « naturels » de l’homme des droits politiques du citoyen, et cette critique des droits de l’homme est reprise dans une certaine mesure par Marcel Gauchet, qui insiste sur le caractère nécessaire mais non suffisant des droits de l’homme comme fondation de la politique dans une démocratie – et « l’affaire Peter Handke » constitue une illustration des tensions à l’œuvre dans la référence contemporaine aux droits de l’homme.
Notamment celle de Marx dans La question juive en 1843.
Ibid., p. 123.
Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et démocratie, Paris, Métailié, 1993.
Gertrude Himmelfarb, Poverty and Compassion. The Moral Imagination of the Late Victorians, New York, Alfred Knopf, 1991.
Luc Boltanski, La Souffrance à distance, op. cit., pp. 272-278.