iii. Les droits de l’homme, fondation nécessaire mais non suffisante du politique : L’Affaire Peter Handke.

Les droits de l’homme permettent de poser comme principe a priori inaliénable toute une série de droits de la personne humaine, et garantissent les libertés individuelles, notamment la liberté d’expression – ce qui explique que les artistes soient particulièrement sensibles aux droits de l’homme, comme nous le verrons avec Ariane Mnouchkine. Mais ces principes constituent-ils des « droits » véritables, ne sont-ils pas plutôt des normes morales nécessaires mais non suffisantes pour fonder une politique ? Le fait est qu’au contraire des droits politiques, ils ne sont pas assez précis pour permettre de résoudre des conflits, et peuvent entrer en contradiction les uns avec les autres sans qu’il soit possible de les hiérarchiser – la liberté d’expression peut ainsi entrer en contradiction avec la liberté de ne pas être insulté par exemple. C’est ce qui explique d’ailleurs que les hommes et femmes de théâtre s’inscrivant dans la cité du théâtre politique œcuménique, bien qu’ardents défenseurs de la liberté d’expression, contredisent à l’occasion ce principe ainsi que celui de tolérance, qui paraissent pourtant découler logiquement des droits de l’homme, pour défendre d’autres valeurs humanistes associées à la Déclaration des Droits de l’homme, et à ce titre le Bicentenaire constitue un événement cristallisateur de ce type d’argumentation contradictoire. Ainsi en 2006, ce que l’on a nommé « l’affaire Peter Handke » constitue à la fois une manifestation de l’évolution générale du débat public sur la fin de notre période 1009 , mais aussi de la tension propre à la politique des droits de l’homme, entre le principe politique de tolérance et celui, moral, de dénonciation du mal. Plusieurs artistes, au premier chef desquels Ariane Mnouchkine et Olivier Py, ardents défenseurs de la Yougoslavie depuis 1995, ont soutenu au printemps 2006 la décision de Marcel Bozonnet, de déprogrammer la pièce de Peter Handke Voyage au pays sonore ou l'Art de la question qui devait être créée du 17 janvier au 24 février 2007 au Théâtre du Vieux-Colombier, dans une mise en scène de Bruno Bayen. L’administrateur de la Comédie Française avait pris cette initiative après avoir appris que le dramaturge allemand s’était rendu aux funérailles de l’ancien dirigeant serbe Slobodan Milosevic, arguant d’une part du fait que la présence de Peter Handke constituait « un outrage aux victimes » 1010 , et d’autre part que « le théâtre est une tribune », dont « [l’]effet est plus large que l'audience de la seule représentation. Même si la pièce de Handke ne fait pas oeuvre de propagande, elle offre à l'auteur une visibilité publique. Je n'avais pas envie de la lui donner. » 1011 Ces défenseurs des droits de l’Homme n’hésitèrent pas à qualifier Peter Handke de « déshonneur du théâtre européen » et de « cauchemar de l’Europe » des droits de l’homme. 1012 Pourtant, si pour la dramaturge Biljana Srbljanovic, la décision de Marcel Bozonnet constituait en soi un « débat politique et intellectuel avec un écrivain qui a également rendu publiques ses positions politiques et intellectuelles, dans une performance quasi théâtrale » 1013 , pour beaucoup, la déprogrammation s’apparentait à un acte de « censure », et P. Handke reçut lui aussi de nombreux et prestigieux soutiens, de Wim Wenders aux deux Prix Nobel de littérature, Harold Pinter et Elfriede Jelinek, en passant par le metteur en scène Luc Bondy 1014 . De même, dans une lettre ouverte à Marcel Bozonnet, Christian Salmon estimait que « la raison d’être du théâtre est de pratiquer des ouvertures dans le mutisme ambiant, de créer des espaces d’écoute et de résonance » 1015 , et posait la question essentielle soulevée par cette affaire : « Y a-t-il de bonnes victimes de la censure et de mauvaises ? » 1016

Cette affaire nous paraît soulever une question typique de celles posées par la référence aux droits de l’homme – et donc par la cité du théâtre politique œcuménique. Ils ne permettent pas d’équilibrer les droits des uns avec ceux des autres, non plus que de trancher entre plusieurs biens, parce qu’ils pensent les droits comme inaliénables, et se situent donc sur le plan moral. Le droit positif se situe lui sur le plan politique, ayant pour tâche de trouver un équilibre, un compromis, entre différents biens pour une même personne, entre des biens qui importent aux uns et des biens qui importent aux autres, voire de trancher entre différents maux (guerre ou invasion.) Plus on allonge la liste des droits naturels, plus ils risquent de se contredire et d’empêcher de prendre les décisions nécessaires à la vie d’un individu et d’un pays. Dans les droits de l’homme, ce sont les droits et non les devoirs qui sont premiers, comme si l’individu tout seul avait des droits, alors que le droit résulte d’un partage avec les autres au sein d’une société. Les droits de l’homme conjuguent donc individualisme et universalisme, et cette tension les rend impropres à fonder une politique cohérente, ce qui n’est pas problématique s’ils sont pensés comme une pré-politique mais le devient quand on en fait l’alpha et l’omega de la politique. La déclaration des Droits de l’homme et du citoyen figure ainsi en préambule de la constitution française de 1958 et y fonctionne comme condition nécessaire mais non suffisante de la définition des principes de gouvernement d’une société. Les droits de l’homme renvoient à un idéal humaniste et présentent l’intérêt de constituer un rempart contre les tyrannies. Mais c’est précisément sur ce point également que peut porter la critique contre les droits de l’homme. Dans les droits naturels, il y a référence à un état de nature, et le point de départ de la pensée des droits de l’homme est l’individu isolé, la société n’est que seconde. La réactivation contemporaine de la référence aux droits de l’homme s’inscrit de fait dans le contexte d’une défiance à l’égard de la société et particulièrement de l’Etat. La référence aux droits de l’homme participe d’une définition minimale de la politique et consensuelle en France en renvoyant dos-à-dos communisme et fascisme, comme le note Marcel Gauchet, qui estime qu’« une certaine manière de mettre en avant les droits de l’homme revient indirectement à légitimer l’ordre occidental établi : dès lors qu’il n’y a pas de communisme (ou de fascisme), tout va bien. » 1017 L’invocation des droits de l’homme à la fin des années 1970 se situe ainsi « dans la droite ligne du mouvement de 68, dont il faut tout de même rappeler qu’il a surgi, grève générale comme soulèvement étudiant, en dehors et contre toute espèce d’organisation politique constituée. […] Les droits de l’homme, c’est d’abord cela : un moyen de se rassembler ailleurs, en fonction de la contradiction désormais impossible à méconnaître, si obscurément que ce soit, entre l’impératif d’autonomie et les moyens de la concentration politique, administrative et économique qui continuent désespérément de dessiner l’horizon programmatique des antiquités de la gauche. » 1018 La référence aux droits de l’homme s’inscrit plus globalement dans un contexte d’ « épuisement des voies étatistes, qu’elles soient autoritaires ou non » 1019 , quand s’impose pour la – « deuxième » –  gauche la nécessité de favoriser les nouveaux relais que sont les « mouvements sociaux » et ce que l’on commence à appeler la société civile, mais aussi de trouver « un identifiant fédérateur à ces mobilisations disparates, cela tout en les inscrivant politiquement dans la perspective d’une démocratie vivante, en rupture avec les économismes de toute obédience. » 1020

Notes
1009.

C’est à la même époque que retentit l’affaire des caricatures du prophète Mahomet. En 2005, l’écrivain danois Kare Bluitgen, auteur d'un livre pour enfants sur le Coran et Mahomet, fait savoir que, du fait de pressions grandissantes des intégristes, il lui est difficile de trouver un dessinateur qui ose illustrer son ouvrage. Le quotidien conservateur danois Jyllands-Posten, l’un des plus influents journaux du Danemark, demande alors à une association de dessinateurs de dessiner Mahomet comme ils le voient. Publiées le 20 septembre 2005 dans le journal, les caricatures provoquent des tensions internationales, du fait des réactions non seulement d’associations et groupes extrémistes (tels les Frères Musulmans), mais des dirigeants et hommes politiques de plusieurs pays arabes (Lybie, Arabie Saoudite…) qui demandent leur interdiction et font peser des menaces d’embargo. Les caricatures sont alors publiées par le journal français Charlie Hebdo, en mesure de solidarité avec le journal danois, et au nom de le défense de la liberté de la presse, le 08 février 2006. Plusieurs associations et dignitaires musulmans intégristes (la Grande Mosquée de Paris, l’UOIF et la Ligue Islamique Mondiale), soutenus par le Conseil Français du Culte Musulman ainsi que des catholiques, portent plainte et le procès se déroule en février 2007. Le procureur de la République Anne de Fontette requiert la relaxe, et le jugement rendu le 22 mars 2007 est sans ambiguïté : Le tribunal correctionnel de Paris renvoie aux principes fondamentaux d’une société laïque et pluraliste, dans laquelle le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer toutes les religions, et va jusqu’à souligner que les publications de Charlie Hebdo ont participé à « un débat public d’intérêt général. »

1010.

Marcel Bozonnet, cité par Brigitte Salino, « Peter Handke est interdit de Comédie-Française », Le Monde 28 avril 2006.

1011.

Ibid.

1012.

Jacques Blanc, directeur du Quartz, Scène Nationale de Brest, « Le déshonneur du théâtre européen », Libération, 04 mai 2006.

1013.

Biljana Srbljanovic, « Ce que signifie être ami de la Serbie », Le Monde, 25 mai 2006.

1014.

Anne Weber « Ne censurez pas l'oeuvre de Peter Handke », Le Monde, 04 mai 2006. Cette lettre a reçu le soutien immédiat de Klaus Amann, Nicole Bary, Ruth Beckermann, Patrick Besson, Gérard Bobillier, Luc Bondy, Jacqueline Chambon, Yves Charnet, Vladimir Dimitrijevic, Anne Freyer, Robert Hunger-Bühler, Elfriede Jelinek, Peter Stephan Jungk, Colette Kerber, Emir Kusturica, Christine Lecerf, Olivier Le Lay, Jean-Yves Masson, André Marcon, Jean-Michel Mariou, Mladen Materic, Robert Menasse, Pierre Michon, Patrick Modiano, Emmanuel Mosès, Paul Nizon, Bulle Ogier, Colette Olive, Pierre Pachet, Christophe Pellet, Serge Regourd, Pierre-Guillaume de Roux, David Ruffel, Eryck de Rybercy, Robert Schindel, Elisabeth Schwagerle, Sophie Semin, Erich Wolfgang Skwara, Gerald Stieg, Josef Winkler.

1015.

Christian Salmon, « Interdit d’interdire Handke. Lettre ouverte à Marcel Bozonnet », Libération, 05 mai 2006.

1016.

Idem.

1017.

Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le Débat, n°3, juillet-août 1980. Publié dans La démocratie contre elle-même, Gallimard, Tel, 2002, p. 6.

1018.

Ibid, p. 9.

1019.

Marcel Gauchet, « Quand les Droits de l’homme deviennent une politique », Le Débat, n°110, mai-août 2000. Publié dans La démocratie contre elle-même, ibid., p. 328.

1020.

Idem.