iv. Le triomphe de la référence aux droits de l’homme chez les artistes.

Intellectuels et artistes vont se reconnaître fortement dans la référence aux droits de l’homme, parce qu’ils ont subi de plein fouet les révélations sur le Goulag, et l’effondrement de l’idéal révolutionnaire, mais aussi parce qu’ils constituent des figures privilégiées de la société civile. Et au sein même de cette catégorie des intellectuels, les artistes de théâtre jouissent d’un statut particulier. La référence aux droits de l’homme s’articule à une définition de l’artiste de théâtre comme figure de contre-pouvoir, de veilleur qui, au nom des valeurs phares de liberté, d’égalité, et de fraternité contenues dans la Déclaration des Droits de l’homme, critique le réel contemporain mais aussi les luttes prolétariennes passées :

‘« L’éternelle ironie de l’histoire s’est chargée de solenniser cette intronisation des droits de l’homme comme norme organisatrice de la conscience collective et l’étalon de l’action publique, en faisant se télescoper le bicentenaire de 1989 et la débandade de l’Empire Soviétique. Par la grâce d’une nouvelle révolution des droits de l’homme, les vertus retrouvées de la révolution bourgeoise ont dressé leur autel sur les ruines de la révolution prolétarienne. […] L’écroulement de la perspective d’un dépassement des libertés bourgeoises […] est allé de pair avec le réalignement des démocraties sur leurs principes fondateurs. Autour de 1989, l’égale liberté des individus achève de redevenir la forme instituante autour de laquelle s’ordonnent la croyance commune et l’exigence civique. » 1021

L’évolution fondamentale qui se joue dans les années 1980 et se voit symbolisée par le Bicentenaire de la Révolution Française, c’est que les droits de l’homme ne constituent plus un simple préambule mais tiennent lieu de politique. Et la référence aux droits de l’homme, ce « centre de gravité idéologique » 1022 , participe activement à cette situation paradoxale d’une démocratie triomphale et en crise, triomphale parce qu’en crise, et en crise parce que triomphale : « la démocratie n’est plus contestée : elle est juste menacée de devenir fantomatique en perdant sa substance du dedans, sous l’effet de ses propres idéaux. » 1023 La référence aux droits de l’homme vient se substituer à une « orientation historique défaillante » 1024 , et s’inscrit dans la perspective d’une fin de l’histoire au double sens de terme et de finalité. La société actuelle constitue le terme de l’histoire, sur le plan des valeurs, le dépassement n’est possible ni souhaitable, il s’agit donc s’assurer de la coïncidence entre l’idéal et le réel. A une idéologie prônant « le futur comme le contraire du passé et comme le renversement révolutionnaire du présent » 1025 , devenue impossible, les droits de l’homme subsistuent une idéologie inscrite dans le présent qui recycle la critique sociale. « Les droits de l’homme introduisent un substitut d’utopie futuriste dans le présent : la foi dans l’avenir est remplacée par l’indignation ou la culpabilité devant le fait qu’il ne soit pas déjà là. De fait, l’écart entre la promesse des principes et la réalité des sociétés qu’ils sont censés régir demeure béant, et il est destiné à le rester. C’est la dimension utopique des droits de l’homme. » 1026 Si les artistes de théâtre se sentent spécifiquement concernés par ces revendications humanistes, c’est sans nul doute du fait de la forte charge émotionnelle de la référence aux droits de l’homme, qui s’accommode bien de leur mode d’appréhension des réalités sociales. Mais c’est aussi le signe de l’évolution idéologique des artistes inscrits dans la cité du théâtre politique œcuménique. Les droits de l’homme découplés de ceux du citoyen marquent l’éloignement sinon le rejet de la référence à l’Etat, et plus encore à la nation du fait du spectre du nationalisme et, marquent la réaffirmation corrélative de la fonction de contre-pouvoir des artistes, membres de la société civile, contre la figure d’un Etat potentiellement oppresseur. Au cours de la décennie 1990, deux événements dans lesquels les artistes de théâtre s’impliqueront fortement vont respectivement renforcer ces deux tendances, la guerre en ex-Yougoslavie d’une part, le « mouvement des Sans » de l’autre.

Notes
1021.

Ibid, pp. 330-331.

1022.

Ibid, p. 333.

1023.

Idem.

1024.

Ibid, p. 356.

1025.

Ibid, p. 351.

1026.

Ibid, p. 358.