ii. De la ré-action morale du spectateur à la parole publique comme action politique.

Luc Boltanski propose une « reconstitution analytique des catégories morales qui peuvent être mobilisées pour faire face au problème de la diffusion par les médias de représentations de souffrances réelles mais à propos desquelles le spectateur ne peut pas directement intervenir parce qu’elles ont lieu dans des espaces très éloignés de son champ d’action. » 1030 Pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, il importe de bien distinguer l’ensemble des actants répartis selon différentes « scènes ». Dans la scène de l’événement proprement dit, l’on trouve celui qui souffre, et, quand la souffrance n’est pas naturelle mais causée par un ou des individus, ou par un système, l’on trouve également le responsable de la souffrance – l’on se trouve alors face au couple victime / bourreau. Mais cette scène est « scène » précisément en ce qu’elle est donnée à voir à un spectateur, qui la regarde. Le couple central devient alors le couple regardant / regardé, personne qui souffre / spectateur de la souffrance. Le spectacle de la souffrance à distance pose dès lors la question morale d’une manière très spécifique : Comment le spectateur devient-il un acteur qui ré-agit au spectacle de la souffrance d’autrui et tente de diminuer voire de mettre fin à cette souffrance, soit directement (envoyer de la nourriture pour répondre à la faim), soit en empêchant les responsables de la souffrance de continuer à agir (cas des guerres) ?

‘« [L'enjeu était de] comprendre les positions qui pouvaient être adoptées par des personnes non directement impliquées face à des souffrances trop distantes pour qu’elles puissent agir sinon par le moyen de l’engagement politique. Avec les médias modernes, ce qui est à portée de vue n’est plus à portée de la main. Je suis parti de la situation archétypale, sur laquelle il y a eu tellement de commentaires, de la personne qui regarde sa télévision et qui voit défiler sur son écran des images de charniers, de massacres, etc., sans pouvoir agir. Cette situation avait donné lieu en France à des commentaires très critiques dénonçant l’inutilité des médias, voire la perversité des spectateurs. J’ai pris une position différente et je me suis posé la question de savoir quelles pouvaient être les ressources morales d’un spectateur bien intentionné dans une telle situation. Mon argument était que le spectateur n’est légitimé à recevoir une information de ce type et, dans le cas de la télévision, à regarder ce qui lui était montré, que si, échappant à la passivité, il se mettait dans la position d’accomplir la seule action à sa portée consistant à rapporter à quelqu’un d’autre ce qu’il a vu, afin de susciter chez lui un concernement en lui transmettant d’un même mouvement l’information qu’il avait reçue et les sentiments que cette information avait suscités chez lui. » 1031

Face à l’ « acteur » – celui qui souffre – le spectateur, s’il est doté d’une conscience et d’un sentiment d’universalité des droits de l’homme, souffre donc à distance avec celui qui souffre, il compatit au sens étymologique du terme. Et c’est cette souffrance à distance qui fonde dans un deuxième temps la parole publique du spectateur devenu porte-parole et acteur politique, qui publicise du même mouvement le spectacle auquel il a assisté, et l’émotion que lui a procurée ce spectacle, favorisant donc un partage de ce sentiment par ses auditeurs, qui deviennent à la fois spectateurs par procuration de la souffrance, et spectateurs directs de la ré-action du premier spectateur. Outre la « topique esthétique », radicalement à part et active dans la cité du théâtre postpolitique, deux topiques morales sont possibles, la « topique du sentiment » et la « topique de la dénonciation », et il nous semble que dans la cité du théâtre politique œcuménique ces deux topiques sont activées, de la même façon qu’il y a oscillation entre les fonctions de critique et de célébration du théâtre.

Ces deux topiques sont fondatrices d’une « politique de la pitié ». 1032 Comme la politique de la justice, la politique de la pitié s’adresse à l’ensemble de l’humanité, sans distinguer a priori entre ennemis et alliés – à la différence de la logique communautaire. La politique de la pitié repose donc sur l’idée qu’existent des droits de l’homme universels et sur l’idée que celui qui soutient la victime ne le fait pas au nom d’une alliance clanique préexistante, mais est motivé uniquement par le fait que la situation présente de la victime contrevient aux droits universels et inaliénables qui sont légitimement ceux de tout être humain. Mais, à la différence de la politique de la justice, la politique de la pitié se centre non sur des classes d’individus abstractisés mais sur la souffrance de personnes réelles, ce qui modifie singulièrement le type de réponses envisageables. 1033 Le statut des personnes est envisagé sous l’unique angle du bonheur, et la distinction s’opère non pas sur le critère du mérite, mais entre deux classes d’êtres, les heureux et les malheureux.

L’on peut parler d’une politique de la pitié quand, à partir de la souffrance individuelle, il y a généralisation à une classe d’individus, et prise de parole publique du spectateur, transformé en acteur politique en tant qu’il est le porte-parole à la fois de la victime et de la souffrance qu’il a lui-même éprouvée en voyant souffrir la victime. C’est dans cette mesure qu’il y a un lien entre espace public et politique de la pitié, car comme le rappelle Boltanski, « l’espace public n’est pas seulement le lieu d’un débat raisonnable entre interlocuteurs objectifs et impartiaux. » 1034 La constitution de l’espace public s’opère aussi autour de causes, et « rien n’est plus favorable à la formation des causes que le spectacle de la souffrance. » 1035 Enfin, le dernier trait constitutif de la politique de la pitié tient à l’élargissement du cadre du spectacle à d’autres acteurs que celui qui souffre. 1036 La « topique du sentiment » a ainsi pour caractéristique de sympathiser non seulement avec la victime mais aussi avec le bienfaiteur – celui qui apporte soulagement à la victime – tandis que la « topique de la dénonciation » se focalise sur le persécuteur et sur le tort. La topique de la dénonciation s’inscrit de manière privilégiée dans l’espace public d’une démocratie représentative :

‘« Soit des gouvernements, qui ont le monopole de l’action directe sur la réalité politique du monde, et des gouvernés qui sont démunis de la capacité d’agir directement. Ces derniers peuvent néanmoins exercer une action sur le monde, en faisant entendre leur voix, en faisant pression, par la parole, sur les gouvernants. Ils ont prise sur la réalité par la médiation du pouvoir qu’ils exercent sur les décisions de ceux qui les gouvernent » 1037

Le théâtre, qui rassemble la communauté des citoyens caractérisés par leur impuissance en tant qu’acteurs politiques directs, mais par leur puissance en tant qu’opinion publique susceptible d’exercer une pression sur les gouvernants, paraît à ce titre constituer une arène de choix pour une parole publique située dans le registre politique et fondée sur la réaction émotionnelle :

‘« L’arène du théâtre, qui rassemble des spectateurs non concernés tout en faisant appel à leurs émotions, permet précisément de travailler la tension qui habite une politique de la pitié. Cette tension est suscitée […] par la rencontre entre deux exigences contradictoires. D’une part une exigence d’impartialité, de détachement (non-engagement préalable) et de distinction entre le moment de l’observation, c’est-à-dire de la connaissance, et le moment de l’action.  D’autre part une exigence d’investissement affectif, sentimental, émotionnel, qui est nécessaire pour susciter l’engagement politique. » 1038

En outre, la question de la conversion du spectateur d’une souffrance en acteur qui va tenter de mettre un terme à cette souffrance, nous paraît se poser de manière spécifique quand le spectateur de la souffrance à distance est un artiste, particulièrement susceptible d’être touché par la souffrance et susceptible de considérer qu’il est de son devoir de réagir, et enfin susceptible de transfigurer le spectacle auquel il assiste comme spectateur impuissant en une autre scène sur laquelle il va agir en tant qu’acteur. C’est ce que montre de manière emblématique la mobilisation des artistes de théâtre au moment de la guerre en ex-Yougoslavie.

Notes
1030.

Idem.

1031.

Idem.

1032.

Boltanski reprend et retravaille ici le concept de Hannah Arendt.

1033.

Ibid., pp. 16-18.

1034.

Ibid., p. 53.

1035.

Idem.

1036.

L’autre réponse à la souffrance est la « compassion », qui s’adresse uniquement à des êtres souffrants singuliers, et qui mobilise une « éloquence corporelle » (cum patior signifie souffrir avec). Dans ce cas l’on ne peut parler de politique.

1037.

Luc Boltanski, op. cit., p. 251.

1038.

Ibid., p. 56.