i. Rappel historique : La Yougoslavie, condensé des conflits du XXe siècle.

Le « royaume des Serbes, Croates et Slovènes » naît de la Première Guerre Mondiale en 1918. Fédéré autour de l’ancienne Serbie et de sa capitale Belgrade, le pays rassemble des peuples de langues, de confessions, de cultures et de niveaux de vie différents, et qui non seulement n’ont jamais vécu ensemble, mais ont même été souvent opposés. La limite entre la Croatie et la Bosnie a d’ailleurs tracé la frontière entre l'Empire d’Orient et l'Empire d’Occident avant de séparer le monde orthodoxe du monde catholique. De plus, dans chacune des régions du nouveau royaume demeurent des minorités d’autres peuples, ce qui rend difficile la vie quotidienne, et se révèlera catastrophique toutes les fois que l’on voudra opérer un découpage entre les régions. D’emblée, l’union est fragile, et le leadership serbe contesté. Le changement de nom en 1929, qui se veut rassembleur (Yougoslavie désigne l’ensemble des Slaves du Sud), ne parvient pas à faire taire les tensions. Après la Deuxième Guerre Mondiale, et une première vague d’homogénéisation ethnique par les Alliés 1041 , seule la poigne de Tito parvient à contenir les tensions nationalistes. Tito transforme le royaume en République fédérale au gouvernement communiste, détache la province ingérable de Macédoine et en fait une république à part entière, aux côtés de la Serbie, de la Croatie, de la Slovénie, de la Bosnie-Herzégovine et du Monténégro, et crée la nationalité des Musulmans. 1042 Les ferments de la discorde sont réactivés dès la mort de Tito en 1980. En 1986, des Académiciens de Belgrade appellent à ce que la Serbie retrouve son leadership historique au sein de la Yougoslavie, et dès 1987, Milosevic, chef du Parti Communiste de la République de Serbie, se sert des thèses nationalistes pour accéder au pouvoir. En 1989, tandis que les observateurs occidentaux saluent l'effondrement de l'hégémonie communiste en Europe de l'Est, les Yougoslaves des différentes républiques veulent s’essayer aux élections libres et démocratiques, faisant valoir leur autonomie :

‘« Les élections se déroulèrent en avril 1990 dans les républiques de Slovénie et de Croatie, et en décembre dans celles de Macédoine, de Bosnie-Herzégovine, du Monténégro et de Serbie. Les résultats furent fort divers : la Slovénie et la Croatie votèrent pour des coalitions anti-communistes de centre-droit ; les élections macédoniennes donnaient naissance à un parlement sans majorité, et, par conséquent, à un gouvernement de coalition incluant la vieille nomenklatura du parti communiste, des réformistes et des nationalistes ; la Bosnie-Herzégovine établit une coalition entre Croates, Musulmans et Serbes excluant les communistes ; enfin, le Monténégro et la Serbie réinstallèrent leurs dirigeants communistes. » 1043

Au-delà de la diversité des options choisies, ce qui ressort des scrutins va progressivement désillusionner puis glacer la communauté internationale. Au communisme risque de succéder non pas la démocratie triomphante, mais un mal pire que le précédent : l’alternative entre le compromis impuissant et le nationalisme le plus communautariste, le plus sectaire et le plus sanglant qui soit. Car les revendications d’autonomie de chacune des Républiques vont s’opérer sur des bases identitaires, d’autant plus problématiques que dans la plupart d’entre elles, des minorités demeurent, préparant à terme l’instauration d’une logique de purification ethnique : « La Bosnie-Herzégovine, peuplée de quarante pour cent de Musulmans, trente-trois pour cent de Serbes, dix-huit pour cent de Croates et neuf pour cent d'"autres" (une catégorie de recensement désignant les autres groupes nationaux et ethniques ainsi que les personnes refusant de se définir en termes ethniques ou nationaux) n'est pas une anomalie démographique : la Croatie était peuplée à soixante-quinze pour cent de Croates, douze pour cent de Serbes et treize pour cent d'"autres" ; la Serbie, en dehors de ses provinces prétendues autonomes de Kosovo (dix pour cent de Serbes et quatre-vingt-dix pour cent d'Albanais) et de Voïvodine (cinquante-six pour cent de Serbes, vingt-et-un pour cent de Hongrois et vingt trois pour cent d'"autres"), est peuplée à soixante-cinq pour cent de Serbes, vingt pour cent d'Albanais, deux pour cent de Croates et treize pour cent d'"autres". Et même la Slovénie, qui se considère nationalement homogène, est à quatre-vingt-dix pour cent slovène, trois pour cent croate, deux pour cent serbe et cinq pour cent "autre". » 1044

En 1991, la République Yougoslave commence à se disloquer quand la Slovénie, composée presque exclusivement de Slovènes, déclare son autonomie. Si cette sécession se fait sans problème, en revanche celle, simultanée, de la Croatie de Tudjman s’avère beaucoup plus problématique. Ravivant le spectre des Oustachis 1045 , elle fait craindre aux Serbes la création d’un nouvel Etat Croate nationaliste. En 1992, la Communauté internationale reconnaît la Croatie et la Slovénie, et demande à la Bosnie-Herzégovine de se prononcer sur son indépendance. Alors que les incidents armés se multiplient, l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine est reconnue par la Communauté Internationale le 06 avril 1992. Le 07, l’Assemblée du Peuple Serbe proclame la « Republika Srpska » (République Serbe) de Bosnie-Herzégovine, qui, avec la Fédération de Bosnie et Herzégovine, va désormais composer la Bosnie-Herzégovine. Le 27 avril est proclamée la République fédérale de Yougoslavie, comprenant les Républiques de Serbie et du Monténégro. Le 30 mai, le Conseil de sécurité de l'ONU instaure la rupture de toute relation ainsi qu’un embargo économique à l'égard de la République fédérale de Yougoslavie Serbes et Monténégrins étant tenus pour responsables de la guerre en Bosnie-Herzégovine. Le 03 juillet est proclamé l’Etat Croate indépendant au sein de la Bosnie-Herzégovine. Les premiers camps sont découverts en Republika Srpska, et l’ONU missionne un rapporteur de la Commission des Droits de l’homme. L’intervention internationale s’accélère début 1993, avec le plan de paix Vance-Owen en janvier, qui prévoit la démilitarisation et la division de la Bosnie-Herzégovine en dix provinces relativement autonomes à l’égard du pouvoir central, et la création par le Conseil de Sécurité de l’ONU du Tribunal Pénal International le 22 février. En mai, la République Serbe de Bosnie-Herzégovine refuse le plan de paix, et le Conseil de Sécurité de l’ONU décide la création de six zones de sécurité en Bosnie-Herzégovine : Sarajevo, Tuzla, Zepa, Bihac, Gorazde et Srebrenica. Le 09 mai, des forces paramilitaires croates lancent une offensive contre les Musulmans bosniaques dans la région de Mostar. Le 20 août est proposé un nouveau plan de paix (plan Owen-Stoltenberg) prévoyant une partition de la Bosnie-Herzégovine en trois républiques constitutives, la Republika Srpska déjà existante (51% du territoire), la République bosniaque (30%), et la République croate (16%). La République Croate de Bosnie est proclamée le 24 août, et le 27 septembre est proclamée la Province autonome de Bosnie occidentale par les partisans de Fikret Abdic. Mais des affrontements inter-musulmans débutent immédiatement dans la région de Bihac. Les manquements aux accords se poursuivent de part et d’autre, tout comme peinent à se faire reconnaître les nouvelles entités constituées.

Le 02 mars 1994 est créée à Washington la fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine, pendant que la Republika Srpska multiplie les offensives. En février, l’OTAN la somme de retirer ses armes lourdes hors du centre de Sarajevo. Mais si l'état-major de la République serbe se plie à cet ultimatum, en avril, il lance une offensive contre la zone de sécurité de Gorazde, contraignant l’OTAN à mettre sa menace à exécution. En juillet, la République Fédérale de Yougoslavie introduit un embargo économique contre la République Serbe, alors que les USA, la Russie, la Grande-Bretagne et la France, tentent depuis plusieurs mois d’établir un « groupe de contact » pour élaborer un plan de paix pour la Bosnie-Herzégovine. Ce plan prévoie en définitive la constitution d'une Union de la Bosnie-Herzégovine comprenant deux entités disposant d’une constitution et de forces armées distinctes, la Fédération croato-musulmane et la République serbe. Si des dissidences et des conflits hétérogènes persistent sporadiquement, Croates et musulmans tendent en effet à se coaliser contre les Serbes au cours de l’année 1994. Après de multiples affrontement entre ces deux protagonistes, et une nouvelle intervention de l’OTAN contre les Serbes (de Croatie cette fois), un accord de cessez-le-feu concernant l'enclave de Bihac est conclu entre le vice-président de la République serbe et le chef du gouvernement de la Bosnie-Herzégovine, le 25 novembre. Les affrontements se poursuivent sur d’autres fronts en 1995.

Le 1er mai 1995, l’armée croate lance une offensive-éclair contre la Slavonie occidentale, dans le but de désenclaver l’Est de l’Etat croate. En mai, l’affrontement s’intensifie entre les Serbes et les autres protagonistes, OTAN inclus, autour des zones protégées, que la République Serbe continue de viser. La situation prend une tournure nouvelle quand, suite à une riposte des forces de l’OTAN contre une offensive serbe contre la zone protégée de Pale, l'armée serbe prend plusieurs centaines de soldats et observateurs de l'ONU en otage. Pourtant, les forces occidentales ne rompent pas toute relation diplomatique, et les derniers casques bleus sont libérés le 18 juin. C’est dans ce contexte qu’a lieu du 7-11 juillet la prise de la zone protégée de Srebrenica par l'armée serbe, suivie de la prise d’une autre enclave (Zepa) le 25 juillet. Le 28 juillet et le 04 août, l’armée croate réplique par de violentes offensives contre la République Serbe de Bosnie et contre la République serbe de Krajina. Fin août, l’OTAN lance des frappes aériennes massives contre les positions serbes en Bosnie-Herzégovine et la Force de réaction rapide entre en action. En septembre s’entame un long processus entre les pays du groupe de contact, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la RF de Yougoslavie, prévoyant un partage territorial de la Bosnie (51% pour la République serbe et 49% pour la Fédération croato-musulmane) qui aboutira le 14 décembre 1995 à la signature à Paris des Accords de Dayton par Slobodan Milosevic, Franjo Tudjman et Alija Izetbegovic.

Les ambitions nationalistes de Milosevic, le président de la République fédérale de Yougoslavie, se poursuivent à partir de 1996 sur le front du Kosovo, tandis qu’il est de plus en plus contesté au sein même de la Serbie. Fin 1996, il annule des élections qui voient le triomphe de ses opposants, et en 1998, il lance une violente offensive contre l’Armée de Libération du Kosovo, qui aboutira au déplacement de milliers de Kosovars. Qui plus est, Belgrade refuse de reconnaître la légitimité du leader kosovar modéré élu en mars. La communauté internationale réagit en octobre 1998, quand le Conseil de Sécurité de l'ONU condamne officiellement les exactions serbes au Kosovo, et autorise l'OTAN à prendre « les mesures appropriées » pour contraindre le gouvernement serbe. Après l’échec de la solution diplomatique pour trouver un accord entre Albanais et Serbes du Kosovo, la guerre du Kosovo éclate fin mars 1999. Le 27 mai 1999, Milosevic est inculpé de crimes de guerre et crimes contre l'humanité par le Tribunal pénal international (TPI). Le 3 juin 1999, Milosevic accepte le plan de paix russo-occidental et le Kosovo devient de fait un protectorat de l'ONU, les populations albanaise et serbe étant séparées. Enfin, le 24 septembre 2000 voit la victoire électorale de l'opposition démocratique de Serbie. Si les responsabilités des forces serbes de Bosnie, de Yougoslavie sont indiscutables, elles ne le sont pas plus que celles des nationalistes croates. Aux côtés de Mladic, Milesovic, Milutinovic, ont été inculpés par le TPIY de hauts responsables croates (Praljak, Pelkovic, Prlic, Stojic, Pusic, Petkovic et Coric), créateurs du Conseil de Défense Croate, accusés d’avoir participé à une « entreprise criminelle commune, entre le 18 novembre 1991, ou avant, et avril 1994 environ, ayant pour but de recréer, dans les frontières de la Banovina croate, une "Grande Croatie" ethniquement pure » 1046 , utilisant l’exécution et les violences sexuelles comme moyens d’action à l’encontre non seulement de Serbes mais aussi de Musulmans, dans un but de nettoyage ethnique. Pour fastidieux qu’il puisse paraître, ce long rappel historique nous parait fondamental pour contextualiser la lenteur et la prudence de l’action de la communauté internationale, et donc pour appréhender les enjeux politiques de la prise de position des artistes qui vont stigmatiser l’attentisme des dirigeants occidentaux et prendre fortement parti contre « les Serbes. »

Notes
1041.

Déplacements de populations, pour rendre chaque région ethniquement homogène, dans le but d’éviter les persécutions de minorités.

1042.

Sources : - G. Bowman, « Nation, xénophobie et fantasme : la logique de la violence nationale dans l'ancienne Yougoslavie, Revue Balkanologie n°1, juillet 1997. Texte paru dans Goddard (Victoria A.), Llobera (Joseph R.), Shore (Cris), eds., The Anthropology of Europe. Identities and Boundaries in Conflict, Berg : Oxford, 1994, p. 143-171. Article consultable en ligne à l’adresse http://www.afebalk.org/page.php3?id_page=80 - Revue en ligne Hérodote, article « 1er décembre 1918. Naissance de la Yougoslavie. » Article consultable à l’adresse http://www.herodote.net/dossiers/evenement.php5?jour=19181201

1043.

G. Bowman, art. cit.

1044.

Idem.

1045.

Mouvement nationaliste croate créé en 1929 dans le but de renforcer la monarchie yougoslave et de mettre un terme à l’hégémonie serbe. Les Oustachis, alliés d’Hitler durant la Seconde Guerre Mondiale, avaient voulu convertir de force les Serbes au catholicisme, et avaient créé plusieurs camps de concentration non seulement pour les Juifs (y compris les juifs croates) et les Tziganes, mais aussi pour les Serbes.

1046.

Acte d’accusation du TPIY. Source : Trial Watch, informations consultables en ligne à l’adresse :

http://www.trial-ch.org/fr/trial-watch/profil/db/facts/slobodan_praljak_495.html