Tout autant qu’une condamnation des « milices serbes », cette Déclaration nous paraît ainsi constituer un manifeste pour la fonction politique de l’artiste de théâtre, défini comme « citoyen qui a le privilège de parler aux autres citoyens » et de prendre position publiquement, de peser donc sur l’opinion publique et de constituer un groupe de pression sur les gouvernants. Le nom même de cette « Déclaration d’Avignon » et son préambule nous paraissent emblématiques de cette caractéristique du théâtre politique œcuménique, qui pose l’existence d’une conscience et d’une action civiques spécifiques aux artistes. C’est aussi une conception de la politique et plus précisément du pouvoir politique, qui se manifeste dans la Déclaration. En effet, l’acte d’accusation vise non seulement le « régime fascisant » de la Republika Sprska mais les différents gouvernements et l’ONU, coupables de n’avoir pas défendu les agressés contre les agresseurs. Les agressés sont d’ailleurs présentés uniquement comme « populations civiles », ce qui renforce l’impression d’une lutte généralisée, en Bosnie mais aussi, quoique de manière plus symbolique, en France et dans les pays démocratiques également, entre des dirigeants au mieux traîtres, au pire bourreaux, et une population civile caractérisée par son impuissance et par son innocence. Contre la trahison des principes démocratiques dont sont coupables les hommes politiques, les hommes de théâtre usent donc de leur pouvoir, à la fois citoyens comme les autres (par différence avec les hommes politiques), et citoyens dotés d’une conscience spécifique et donc d’une mission d’ « éveilleur[s] des consciences » 1053 de leurs concitoyens et de leurs gouvernants. Ces artistes postulent donc un sens moral en chaque individu, susceptible d’être activé, et qu’ils s’estiment personnellement capables d’activer, et supposent également, implicitement que ce sens moral peut se trouver heurté par telle ou telle décision politique. Ils s’inscrivent donc dans une logique de garde-fou moral des décisions politiques, et ceci constitue un aspect fondamental de la structuration de leur dénonciation. Le comportement de l’Etat français est jugé au nom d’une norme morale, celle des Droits de l’homme, que les artistes opposent à la « realpolitik ».
C’est donc une conception spécifique des causes et modalités de l’engagement politique qui est à l’œuvre. La Déclaration vise le choc émotionnel du récepteur, mais est également déterminée par le choc émotionnel de l’énonciateur / rédacteur. On se situe donc exactement dans le cadre de la politique de la pitié précédemment décrite. A partir d’une émotion première, et d’une réaction de colère, les artistes montent en généralité, et s’inscrivent à la fois dans la topique du sentiment et dans la topique de la dénonciation. Ils dénoncent le comportement des Serbes et des gouvernants occidentaux, précisément parce qu’ils contreviennent aux principes démocratiques qui devraient être acquis définitivement en France et en Europe. C’est donc par contrecoup à une célébration de ces principes et des valeurs dont ils découlent que se livrent en même temps les artistes. La mobilisation contre la guerre en ex-Yougoslavie s’inscrit et se fonde dans une référence aux droits de l’homme, qui témoigne également d’une évolution dans la détermination du cadre d’intervention des artistes se référant à la cité du théâtre politique œcuménique. Ce ne sont plus uniquement les principes de la Nation républicaine qui sont évoqués, mais les Droits de l’homme, dont les artistes présupposent qu’ils devraient être acquis partout en Europe – ces artistes présupposant donc aussi que la Yougoslavie se situe en Europe. C’est ce qui se manifeste tout particulièrement chez Olivier Py, qui va réactualiser les ambiguïtés du legs du théâtre populaire dans la composition du « peuple ».
Maguy Marin, Ariane Mnouchkine, Olivier Py, François Tanguy, François Verret, Déclaration d’Avignon, juillet 1995.
La formule est employée par Olivier Py, voire infra, note de présentation, texte liminaire Requiem pour Srebrenica.