ii. Vive la République, vive l’Europe. Le Requiem de Olivier Py pour Srebrenica et pour la réconciliation du  siècle sur la tombe du communisme.

La position de Olivier Py doit tout particulièrement être analysée puisque, outre son implication politique immédiate, il est ensuite revenu sur l’événement a posteriori – en 1998 – et de manière artistique, avec Requiem pour Srebrenica. Ce spectacle prend fortement parti à la fois contre les Serbes, contre la réaction de la Communauté Internationale, et contre le traitement médiatique de la guerre en ex-Yougoslavie, et recourt pour ce faire à de nombreux documents au détriment de toute fictionnalisation. Il paraît obéir en tous points aux injonctions des Notes pour le Théâtre Documentaire de Peter Weiss, aussi il pourrait sembler plus pertinent de l’inscrire dans la cité du théâtre de lutte politique. Mais toute une série de facteurs concordants le distinguent radicalement des spectacles que nous étudierons dans notre quatrième partie. Ce n’est pas uniquement un enjeu politique qui fonde dans ce spectacle le propos de Py, mais un enjeu éthique, voire religieux. Le titre même, de même que le choix de trois comédiennes pour incarner un chœur qui accuse mais qui réinvestit aussi la figure des pleureuses, font du spectacle un véritable requiem davantage qu’un pamphlet politique. Et les valeurs auxquelles se réfère Py – les Droits de l’homme – peuvent être considérées, nous l’avons vu, comme des principes moraux davantage que comme des principes politiques stricto sensu. Enfin, Olivier Py récuse explicitement la référence au théâtre politique : « C’est du théâtre, c’est de la politique, mais ce n’est pas du théâtre politique » 1054 , répondra-t-il ainsi à un journaliste qui voulait le faire rejoindre cette catégorie de théâtre. Si elle se situe donc sur un autre plan que le plan politique, son implication n’en est pas moins réelle :

‘« Au départ de Requiem pour Srebrenica, il y a un constat immédiat : le drame qui se joue en Bosnie ne m'est pas étranger. Au fond de mon âme, l'évidence que les sbires de Milosevic interpellent ce qu'il y a de plus noir et de plus abject de la condition humaine. Mon pays immédiat est la République. Le destin qui s'ouvre en 1989, l'espace européen reconstitué, le siècle réconcilié, est déchiqueté par le système conçu par Milosevic. Sarajevo est, dès lors, la plaie de ma génération, l'endroit qui cristallise le précipité de dénégation du possible, du commun, de l'ensemble. Dans la guerre de Bosnie se joue la fin de la seconde guerre mondiale. Le système politique hérité de la victoire contre le nazisme, le " plus jamais ça " brandi après Nuremberg, est en jeu à Foca, à Prijedor, à BrckoŠ et plus encore à Srebrenica. Un camp à ciel ouvert où quelques 50 000 civils comptent encore sur la parole de l'Occident, donnée à eux devant les caméras de télévision par le général Morillon. La chute de l'enclave sonne dans nos têtes comme la plus grande catastrophe politique et morale de notre présent.
Requiem pour Srebrenica a été créé […] dans un temps qui n'était plus celui de l'actualité, mais pas encore celui de l'Histoire. Ce spectacle a montré par sa diffusion, tant en France qu'en Bosnie, à Genève qu'en Amérique du Nord, que ce sujet rencontre un besoin criant de sens. Requiem achèvera symboliquement sa tournée au Théâtre du Radeau [ 1055 ], éveilleur des consciences pendant la guerre de Bosnie, puis à Orléans, dans le théâtre qui l'a vu naître. » 1056

O. Py mobilise la référence à Auschwitz pour indiquer que le système politique international mis en place après guerre a été construit précisément comme garde-fou destiné à ce que le mot d’ordre « plus jamais ça » devienne et demeure réalité. A la différence de la cité du théâtre postpolitique, la cité du théâtre politique œcuménique ne fait pas de la référence à la Shoah la source d’un pessimisme anthropologique et politique radical. Au contraire, précisément parce que « le plus noir et le plus abject de la condition humaine » existe, et existera toujours, il est nécessaire de ne pas baisser la garde, il est primordial que soient sans cesse réaffirmées les valeurs républicaines et démocratiques, mais aussi que s’exerce une vigilance sans faille des citoyens, pour que ces valeurs soient respectées par les dirigeants politiques, pour que le « commun » l’emporte sur les ferments de division.

Mais, si la détermination des principes de division selon O. Py est assez simple, celle des principes de réunion s’avère plus complexe. Plusieurs termes de ce texte permettent de mieux cerner les enjeux de la prise de position de son auteur. Pour O. Py, ce qui s’était ouvert en 1989 avec la chute du Mur de Berlin comme manifestation symbolique de la chute de l’empire et de l’idéologie communistes, c’était le destin de l’Europe, et du siècle, que l’on pouvait alors espérer « réconcilié ». O. Py fonde pour partie ses principes sur une interprétation de l'histoire de la deuxième moitié du XXe siècle. Tissant un lien qui irait de la Seconde Guerre Mondiale à la fin des années 1980, il se fait l'écho d'une comparaison qui fait florès depuis les années 1980, entre le nazisme et le communisme, et mêle deux termes a priori contradictoires, le fatalisme historique (« le destin ») d’une part, et l'optimisme d'une conception « ouvert[e] » de l'histoire de l’autre. Il convoque dans ce cadre deux faits politiques qu'il fait fonctionner comme des mythes, la Shoah, événement atrocement réel sur le plan historique mais qui sur le plan éthique peut être interprété comme un mythe fondateur du monde contemporain 1057 , et le mythe à la réalité historique hasardeuse cette fois d'une Europe unie qui serait enfin actualisé par la chute de l'Empire Soviétique. Et ce cadre double en quelque sorte le crime de Milosevic, auquel Py reproche en premier lieu dans le texte non pas de commettre des crimes de sang, mais de « déchiquet[er] » « le siècle réconcilié ».

Cette lecture de 1989 comme espoir d’un aboutissement de la démocratie constitue la spécificité de la posture politique propre à la cité du théâtre politique œcuménique, mais aussi propre à la période postérieure aux années 1970. En effet, alors que le cadre idéologique de la topique de la dénonciation a été, de la fin du XIXe siècle aux années 1970, la critique marxiste, les artistes dont il est question ici mobilisent la référence aux droits de l’homme contre la topique marxiste. Aussi n’est-il pas surprenant pour O. Py que ce soit encore un communiste, Milosevic, qui déchiquette ce nouvel espoir, ce nouveau « destin » d’une Europe réconciliée. Ce dernier terme de « destin » est en lui même capital, car il témoigne d’un rapport à l’histoire dont on pourrait considérer qu’il s’inscrit dans la filiation avec la confiance moderne dans le progrès de la civilisation, et pose en tout cas comme modèle l’idée d’une évolution historique vers un mieux, d’une « fin » – quitte à critiquer la situation réelle à l’aune de cet objectif idéal. Mais la mention du destin et non de la « fin » ou du « progrès », associée qui plus est à la référence à l’âme, suggère une autre fondation à la conception de l’histoire de Py. Le destin semble être d’origine divine, et en ce sens l’histoire serait moins le résultat non prédéterminé de combats politiques et idéologiques, que l’espace de réalisation de la volonté divine. Et l’un des péchés originels du communisme tient au fait de s’être historiquement opposé politiquement à l’Eglise et idéologiquement, à l’existence même d’une religion. Ce qui en Olivier Py a réagi à l’événement, c’est l’« âme ». La « conscience » qu’il s’agit d’éveiller dans le spectateur et dans les autres citoyens, c’est donc la conscience morale et non la conscience politique, la communauté qu’il s’agit de réconcilier tenant donc de la communauté spirituelle, contre les divisions idéologiques, forcément idéologiques. Le fait que O. Py s’oppose de manière aussi unilatérale aux Serbes, passant sous silence la responsabilité des Croates – pourtant avérée dès 1994 – pourrait peut-être aussi, lointainement, se comprendre par un sentiment de parenté plus fort avec des catholiques qu’avec des orthodoxes et communistes. Une dernière remarque s’impose sur l’extension et les critères de la communauté dessinée par le discours de O. Py. La référence au cadre de l’Europe explique que, pour les artistes qui se réfèrent aux Droits de l’homme, leur universalité de droit compte malgré tout moins que leur réalisation de fait. En effet, si la situation est si choquante dans l’ex-Yougoslavie, c’est que ce pays appartient à l’Europe, région du monde dans laquelle les principes démocratiques sont censés être avérés. Cette précision est capitale car elle seule permet de comprendre le mutisme de ces mêmes artistes face au génocide qui s’était déroulé l’année précédente au Rwanda. En ce sens, l’universalité de la souffrance non plus que celle de la pitié ne sont totalement réalisées.

En définitive, Olivier Py légitime son action – artistique en l'occurrence mais sans doute pouvons-nous étendre l'argumentaire à son action politique préalable – par le sentiment d'être concerné du fait de son appartenance commune à la condition humaine. Mais cette raison en apparence simple, une et indivisible est en réalité fondée dans le texte par des motifs contradictoires. De fait les idéaux de la République Française – qui ne sauraient constituer un cadre légitime hors des frontières nationales – côtoient les principes universalistes des droits de l’homme, mais se frottent également à la foi religieuse de Olivier Py, et à une définition davantage morale que politique de la responsabilité de « l'Occident ». La « catastrophe politique et morale » vaut en quelque sorte par métonymie comme principe d'explication global du discours de Olivier Py, qui mêle constamment ces deux plans sans attention pour les tensions que cette union occasionne. La morale justifie l'intervention de l'Occident, convoqué en véritable figure de sauveur, sans crainte du sentiment de condescendance et sans attention aux reproches d'ingérence et à leurs conséquences politiques. L’on note donc à la fois une permanence et une rupture au sein de la cité du théâtre politique œcuménique. D’un côté, le rejet de la lignée révolutionnaire du théâtre populaire persiste, et avec elle le rejet de l’idéologie marxiste et celui du modèle politique communiste. De l’autre, la Nation, qui constituait en quelque sorte le contre-modèle pour cette lignée de théâtre populaire, tend à perdre en importance et à être supplantée par la référence au cadre européen, à la fois comme espace politique, comme communauté citoyenne et comme espace idéologique dans lequel règne l’idéal des droits de l’homme.

Notes
1054.

Olivier Py, in René Solis, « Requiem pour Srebrenica, un spectacle choc de Olivier Py », Libération, 22 janvier 1999.

1055.

L’implication du Théâtre du Radeau et de François Tanguy dans cette lutte aux côtés de Olivier Py et de Ariane Mnouchkine témoigne de la porosité entre les cités que nous évoquions en introduction. En effet, les spectacles de cette compagnie manifestent un rapport au politique qui passe exclusivement par un travail sur la forme et fait du politique un combat poétique assez proche de la conception de Meschonnic que nous évoquions dans la cité du théâtre postpolitique.

1056.

Olivier Py, Note de présentation, texte liminaire Requiem pour Srebrenica.

1057.

C'est la théorie proposée notamment par Régis Debray.