iii. La lutte de la culture contre la Barbarie.

Dans son texte, Olivier Py convoque la « barbarie triomphante », dont Milosevic serait une incarnation parmi d'autres, comme un contre-idéal absolu, un repoussoir protéiforme, aussi rampant et vivace que la bête immonde de jadis. Comme lui, de nombreux intellectuels et particulièrement des artistes convoquent au cours des années 1990 ce spectre, au point que la barbarie semble incarner pour de nombreux artistes de théâtre français l'axe du mal contre lequel l’art et les artistes ont pour mission de lutter encore et toujours. La focalisation sur la barbarie sous tous ses visages a pu et peut accompagner, voire même, paradoxalement, contribuer à accentuer la logique de dépolitisation que nous décrivions dans notre première partie. Le rejet de la politique par certains des nouveaux philosophes des années 1970 s’expliquait déjà pour l’auteur de La Barbarie à visage humain par le fait que la barbarie a apporté la preuve que « la politique est un simulacre et le Souverain Bien inaccessible. » 1058 Pour autant, toutes les luttes collectives menées au nom d'un idéal républicain universaliste et d'un progrès historique ne sont pas invalidées 1059 , comme en témoignent différents mouvements de la deuxième moitié des années 1990.

Au sein de la cité du théâtre politique œcuménique, l’artiste se voit ainsi doté d’une mission d’« éveilleur des consciences », et de même, l’art, la culture, maintient sa vocation civilisatrice. C’est précisément ce point qui démarque radicalement la cité du théâtre politique œcuménique du pessimisme qui a cours dans la cité du théâtre postpolitique. Certes, l’homme peut souvent révéler mauvais. Mais il ne s’agit pas d’une faute ontologique et universelle ni d’un mal incurable, et si l’on ne peut parler d’une anthropologie optimiste, tout espoir ne semble pas être perdu, bien au contraire. Car cette cité se caractérise par une grande confiance, voire une foi, dans les pouvoirs de l’art et de la culture. Si l’art est politique, c’est en tant qu’instrument de lutte, mais contre un ennemi moins politique que moral : la barbarie. L'étendard est ainsi brandi par la toujours vigilante Ariane Mnouchkine : A la question de F. Pascaud « Le théâtre est-il aussi un moyen de lutter contre l'Histoire ? », A. Mnouchkine répond par une reformulation qui affirme le registre de la croyance, et déplace doublement la question, du théâtre vers l'art, et de l'Histoire vers la Barbarie : « L'art lutte-t-il contre la barbarie ? Ou est-il totalement impuissant ? Moi, je veux croire que l'art est une arme. De toute façon, il n'y a pas de bataille plus sûrement perdue que celle qu'on ne mène pas, comme dirait Vaclav Havel. » 1060 La mobilisation face à cet ennemi ne faiblit pas au cours de notre période. L’arrivée de Jean-Marie Le Pen au Second tour de l’élection présidentielle en 2002 a spectaculairement relancé ce type de mobilisation dépassant très largement le cadre d’une lutte politique, comme en témoigne le fait que nombre d’artistes totalement dépolitisés – et qui n’avaient d’ailleurs pas voté au Premier Tour – soient venus grossir les rangs des manifestants contre la nouvelle effigie du Mal. En 2005, le Collectif 12 place un festival entier sous le signe de la barbarie comme prisme pour saisir l'histoire et l'actualité, intitulé « Barbarie : Regards et gestes d'artistes » :

‘«Le chaos et la violence du monde contemporain interrogent chacun de nous. Les artistes n'échappent pas à cette interrogation. Au contraire, certains d'entre eux travaillent précisément sur les questions de l'histoire et de l'actualité pour proposer leurs lectures du monde. C'est ce qui nous intéresse. A partir du 10 janvier 2005 les équipes artistiques et techniques de Confluences (Paris XXème) et du Collectif 12 (Mantes la Jolie) s'associent pour présenter en commun une thématique : Barbarie: Regards et Gestes d'Artistes.
Comment aujourd'hui des artistes s'emparent-ils de l'actualité ?
Comment se confrontent-ils à l'histoire ?
Comment abordent-ils la question de la violence totalitaire ?
Les artistes ont-ils un rôle à tenir dans le travail de mémoire ?
Sont-ils capables de l'interroger ?
Quels risques prennent-ils ?
Comment participent-ils à la dénonciation de la barbarie ?
[...] Ce travail entre Confluences et le Collectif 12 doit être l'occasion de faire circuler les œuvres, les artistes et les publics. C'est le pari que nous tenterons en associant nos deux structures. Certaines manifestations sont prévues dans les deux lieux, d'autres se donneront à voir spécifiquement à Confluences ou au Collectif 12. Pour certains évènements nous prévoyons la mise à disposition de bus permettant au public parisien de se rendre à Mantes la Jolie et inversement. » 1061

La présentation des lectures organisées dans le cadre du festival est plus explicite encore :

‘« Ecrire, raconter, dire la guerre, les armes, la souffrance, la peur, les luttes, la vie, la mort. Répondre à la violence par les mots, ouvrir les yeux du monde, laisser une trace indélébile aux générations futures, témoigner pour ne plus voir cela. Telle est la démarche de bon nombre d’écrivains qui combattent à leur manière ce chaos, ce fléau qu’est la barbarie. » 1062

« Chaos », « fléau », la barbarie est ici posée comme un mal profondément enraciné, mais aussi comme un mal moral davantage que politique. Plus généralement, nombre d’essais parus durant la décennie 1990, qui s'assignent pour tâche de dire le monde contemporain, font un usage philosophique voire métaphorique du terme. Cette focalisation sur la barbarie pose une série de questions, d’une part concernant la définition de la politique qu’elle sous-tend, d’autre part sur la conception de la mission politique de l’artiste. Le terme de barbarie suggère qu’au-delà de différentes incarnations, il s’agit toujours d’un mal identique. Il ne s’agit donc pas de se battre contre tel ou tel adversaire politique, mais de combattre, à travers eux, un ennemi plus global, et moral, Adversaire en tant que ce terme désigne le Malin. Et le combat se mène au prix d’une caricature parfois contre-productive des adversaires. Ce fut le cas avec Milosevic, comparé à Hitler, au risque que ce nivellement par l’extrême des individus et des situations ne permette pas de comprendre la complexité d’une situation politique donnée, et aboutisse à une perception faussée et à une réponse inadaptée. L’autre question soulevée par cette focalisation sur la barbarie touche au rôle qu’elle confère à l’artiste.

Notes
1058.

Bernard Henri Lévy, La barbarie à visage humain, Figures, Grasset, 1977, p. 85.

1059.

Le slogan des Restos du cœur « Aujourd'hui, on n'a plus le droit, ni d'avoir faim ni d'avoir froid » joue implicitement sur la polysémie de l'adjectif dans l'expression « société développée », qui peut s'entendre en un sens économique ou civilisationnel et donc renvoyer à un impératif moral.

1060.

A. Mnouchkine, L'art au présent, op. cit., p. 59.

1061.

Programme Barbarie : regards et gestes d’artistes, événement pluridisciplinaire organisé par Confluence et le Collectif 12, du 10 janvier au 25 février 2005.

1062.

Idem.