Ce statut ne fait pas l’unanimité, et il nous paraît important, avant même de l’aborder dans son détail, de mentionner la critique formulée entre autres par Yan Ciret. En effet, pour extrême qu’elle paraisse, elle n’en constitue pas moins une mise en garde qu’il importe de prendre en compte, contre les dangers d’un théâtre qui découplerait la dénonciation émotive de toute critique véritablement politique :
‘« Le théâtre et l’art en général sont en train de devenir des agents de falsification. Falsification esthétique de la révolte, falsification de la vérité, falsification politique, falsification de toute pensée contradictoire. A quoi le théâtre a-t-il cédé ? A tout semble-t-il, et sans condition : reddition […] face à l’humanitaire qui est devenu par excellence la forme théâtrale politiquement correcte la plus courante aujourd’hui, faite de dénonciations faciles ou lâchement sentimentales et d’aveuglement face au processus de destruction du théâtre par ceux-là même qui l’entretiennent dans ce que François Tanguy appelle "l’hypnose compassionnelle. " […] Nous n’avons plus affaire qu’à des spectacles de témoins – témoignages tous plus nobles, plus sensibles les uns que les autres, sur la guerre, la purification ethnique, le sida. Mais qui se rend compte ici qu’il n’y a pas pire qu’un témoin ? […] L’artiste-témoin […], subventionné par tout ce que ce pays compte de Sénat, de Parlement, de Ministère, n’a de cesse de prendre en otage, avec l’arrogance du nanti qui le caractérise, toute la misère du monde, puis de se promener sur les charniers comme un touriste en enfer, qui se permettrait la main sur le cœur, de tenir l’orgueil de sa juste conscience en lieu et place du travail d’analyse, du démontage patient et plein d’humilité, des processus de mort et d’humiliation à l’œuvre. » 1063 ’Au-delà de la bonne conscience, ce que Y. Ciret attaque, à travers la figure de l’artiste-témoin et non plus juge, c’est en définitive le « sensationnalisme de l’inacceptable » que dénonce également M. Gauchet. 1064 C’est, en d’autres termes, à la fois la « compassion » que Boltanski oppose à la « politique de la pitié », mais aussi le risque que contient en germe cette politique de la pitié, dans la mesure où l’émotion est une arme qui peut facilement non pas se retourner contre elle-même, mais se rouler en boule, sans déboucher sur autre chose qu’elle-même :
‘« Restent seuls l'indignation à l'état brut, le travail humanitaire et la souffrance mise en spectacle et, surtout depuis les grèves de décembre 1995, des actions centrées sur des causes spécifiques (le logement, les sans-papiers...) auxquelles il manque encore [...] des modèles d'analyse renouvelés et une utopie sociale. » 1065 ’Face à cette critique, toute la question qui se pose dans la cité du théâtre politique œcuménique tient à l’articulation entre l’émotion et la dénonciation, autrement dit à l’articulation entre la compassion pour les victimes et la colère contre les bourreaux d’une part, et de l’autre la référence aux principes qui suscitent l’émotion, avec une détermination ambiguë de la nature de ces principes, souvent plus moraux que politiques.
Yan Ciret, « Le théâtre au risque du spectacle », in Chroniques de la scène monde, op. cit., p. 50.
Marcel Gauchet, « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », in La Démocratie contre elle-même, op. cit., p. 361.
Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, op. cit., p. 27.