v. L’artiste, témoin à charge contre la barbarie.

La présentation du festival Barbarie : regards et gestes d’artistes de 2005 insiste sur le rôle de « témoin » des artistes. Ce terme présente une ambiguïté étymologique qui nous paraît capitale pour cerner la posture adoptée par les artistes de la cité du théâtre politique oecuménique. Le témoin désigne une personne « qui a vu ou entendu quelque chose, et qui peut le certifier. » 1066 L’artiste est en ce sens témoin, quand il raconte une chose qu’il a vue, et informe les spectateurs, les informant également du sentiment que ce spectacle a suscité en lui, et tentant de leur faire partager ce sentiment. Mais il existe également une toute autre acception du terme témoin. En effet, le « martyr » désigne étymologiquement le témoin de Dieu, et par extension toute personne « qui souffre, qui meurt pour ses croyances religieuses ou politiques. » 1067 En ce sens, le témoignage de Yolande Mukagasana qui ouvre Rwanda 94 1068 met cette rescapée du génocide de 1994 à la fois en position de celle qui a vu et entendu, et qui vient informer le public et à travers lui l’opinion publique, mais aussi en position de martyr, qui a souffert dans son corps et dans sa chair.

Le témoin peut désigner celui qui n’est pas affecté directement par une situation mais se trouve impliqué en ce qu’il l’a vue et porte la parole de celui qui en a souffert, mais il peut également désigner celui qui a vécu et transmet au travers du récit de son vécu personnel des informations sur une situation politique plus vaste. Cette ambivalence traduit bien celle de la position des artistes de théâtre, qui veulent informer l’opinion publique et se mettent en position de relais, de porte-parole de ceux qui ont réellement souffert, mais qui souffrent indirectement et, plus exactement, veulent souffrir, paradoxalement, pour expier le fait qu’ils n’ont pas souffert de la situation dont ceux dont ils portent la parole ont été victimes. Ceci explique notamment le fait que les artistes en question s’impliquent dans des causes à distance et non dans des causes directement liées à leurs intérêts personnels ou catégoriels – et de fait l’on trouve au sein de cette cité peu de mobilisations qui pourraient apparaître comme corporatistes, ainsi pour les intermittents. Ce choix sélectif de causes purement altruistes suppose une auto-définition de sa propre position comme protégée voire privilégiée, en position de supériorité, matérielle – il s’agit d’ailleurs d’une position occupée largement par des artistes confortablement installés dans l’institution théâtrale – mais aussi morale. Et il suggère une posture christique de l’artiste, fruit d’un sentiment de responsabilité voire de culpabilité, d’ordre moral plus que politique, comme en témoigne notamment le mode d’action choisi pour lutter contre les massacres de Srebrenica.

Notes
1066.

Dictionnaire de la Langue Française, Lexis, Larousse, sous la direction de Jean Dubois, 1989, article « témoin », p. 1854.

1067.

Ibid., p. 1116.

1068.

Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Mathias Simons, Rwanda 1994, Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants, Paris, Éditions Théâtrales, 2002.