i. La grève de la faim, outil des sans-voix et preuve de l’implication des porte-parole.

En France, ce mode de lutte s’est développé dans les années 1960 chez les prisonniers algériens et il a ensuite été souvent employé dans les années 1970 par les immigrés, mais aussi par l’extrême gauche. Deux formes de grève de la faim sont donc à distinguer, celle dont l’acteur est également la victime de ce qu’il dénonce, et celle dont l’acteur a été préalablement le spectateur d’une souffrance infligée à un autre. Dans ce cas le modèle est celui du jeûne gandhien, démarche de type « individuel, temporaire, et d’inspiration sinon religieuse, du moins non-violente. Il engage souvent des personnalités morales qui se font souffrir par exemplarité, pour éveiller les consciences. C’est la démarche du père Delorme, par exemple, au début des années 70, qui jeûne par solidarité avec les victimes des inondations au Bangladesh, ou celle de l’Abbé Pierre. C’est aussi celle, par extension, des militants non-violents, comme Lanza del Vasto, un des importateurs du répertoire gandhien en France, ou Louis Lecoin, qui réclame un statut pour les objecteurs de conscience. » 1072

Revenue en force dans les années 1990, la grève de la faim est très souvent l’arme des causes perdues, dont le gréviste pense qu’elles n’auraient aucune chance d’être discutées et débattues dans l’espace public sans le coup de force que constitue la grève de la faim. En ce sens la grève de la faim entamée par les artistes de théâtre en août 1995 paraît assez conforme au contexte habituel des grèves de la faim. En revanche, la comparaison est plus étonnante si l’on s’intéresse maintenant aux acteurs impliqués. La grève de la faim telle qu’elle se pratique dans les années 1990 est le plus souvent l’arme des plus démunis, qui se sentent comme « demi-citoyens » pour J. Siméant 1073 , et une arme de gens qui ne maîtrisent pas l’éloquence verbale. Or les artistes occupent une place de choix dans l’espace public comme citoyens et comme orateurs. Le choix de leur mode d’action ne s’explique en fait que si l’on considère qu’ils prennent absolument fait et cause pour les plus démunis, jusqu’à rendre leur corps transitif à la souffrance de ces victimes, à s’en faire le réceptacle. Certes, la grève de la faim consiste toujours dans une mise en scène théâtralisée de la violence subie, et le choix de cette forme d’action politique par des artistes de théâtre s’explique assez facilement par son caractère spectaculaire. Mais en l’occurrence, il s’agit en outre d’une violence subie par procuration par les artistes, qui, de spectateurs de la souffrance de la population civile de Sebrenica deviennent, davantage que des porte-parole, des caisses de résonance de cette souffrance. Les artistes se situent de cette manière dans la compassion pure et, ne pouvant, du fait de l’éloignement géographique, souffrir avec ceux qui souffrent, ils tentent de souffrir « comme » eux.

Notes
1072.

Johanna Siméant, « Brûler ses vaisseaux. Sur la grève de la faim », entretien réalisé par Stany Grelet, Vacarme, n° 18, hiver 2002.

1073.

Johanna Siméant, « L’efficacité des corps souffrants : le recours aux grèves de la faim en France », Sociétés Contemporaines, n°31, 1998, pp. 59-85.