Cette volonté des artistes peut s’interpréter comme une forme concrète d’expiation, comme l’expression d’une culpabilité, ressentie par les artistes spectateurs d’une souffrance qui leur apparaît injuste. Le sentiment de culpabilité peut avoir plusieurs origines : le fait que les artistes ne s’estiment pas meilleurs que ceux qui souffrent alors qu’ils ne subissent, eux, aucune injustice ; le fait qu’ils se sentent complices des bourreaux parce qu’ils jugent le gouvernement qui est censé les représenter complice ; le fait qu’ils se sentent coupables parce qu’ils ont une très haute opinion de leur devoir moral et s’estiment comptables des erreurs ou des ignominies commises par la société voire par l’humanité, à moins qu’ils ne s’estiment responsables parce que le massacre est la preuve qu’ils ont échoué dans leur mission d’« éveilleurs des consciences ». S’il paraît difficile de trancher avec certitude entre ces multiples causes, qui sans doute ont toutes agi à un degré divers, il est en revanche aisé de voir dans l’engagement pour les bosniaques une dimension christique, hypothèse que renforcent la foi revendiquée par certains artistes (Olivier Py et Ariane Mnouchkine) et le titre de certaines pièces écrites après la guerre (Requiem pour Sebrenica, Le Diable en partage.) Le choix de la grève de la faim comme action politique est exemplaire de cette volonté de souffrir avec, et incite à s’interroger sur les enjeux de la compassion. La supériorité en terme de bonheur des uns – en l’occurrence les artistes – par rapport aux autres, va être en quelque sorte compensée temporairement par la souffrance que vont volontairement s’infliger les artistes. Cette volonté ne peut-elle s’interpréter comme une forme concrète d’expiation d’une culpabilité ressentie précisément parce que cette supériorité est vécue comme injuste ? En tous les cas, la dimension christique est évidente, et cohérente avec la foi religieuse de certains des artistes impliqués. Mais, au-delà de la dimension de compassion, l’on peut bel et bien considérer cet acte dans le cadre de la politique de la pitié, dans la mesure où il y a également montée en généralité et référence à des principes de justice, et recours à l’éloquence verbale. En outre, cette grève de la faim constitue une intervention directe dans le champ politique, et a fonctionné comme un outil de pression destiné faire céder le pouvoir politique, en l’occurrence pour obtenir l’envoi des troupes de l’OTAN contre la Serbie. Les artistes utilisent leur position dans l’espace public, obtenue du fait qu’ils sont reconnus en tant qu’artistes, pour intervenir dans le champ politique. En ce sens, A. Mnouchkine et O. Py se positionnent de fait en tant qu’intellectuels, au sens que ce terme a pris son sens depuis l’affaire Dreyfus. De plus, on note une référence implicite à l’universalisme et à un optimisme anthropologique né au siècle des Lumières, comme le rappelle L. Boltanski :
‘« L’idéalisme moral […] a, en réaction aux constructions pessimistes de la nature humaine […] et peut-être aussi, contre la représentation puritaine d’un monde abandonné par la grâce, entrepris de constituer la bienveillance en tant que faculté de l’esprit humain et même, dans les versions les plus radicales, en tant qu’expression la plus manifeste de ce qui fait l’humanité des êtres humains. » 1074 Et le spectacle de la souffrance est « l’épreuve à laquelle les individus doivent être affrontés pour pouvoir éprouver leur humanité. » 1075 ’C’est du fait de cette articulation que la « politique de la pitié » nous paraît emblématique du type d’engagement spécifique à la cité du théâtre politique œcuménique. La volonté de mettre en jeu et en danger son corps n’est pas uniquement un acte de solidarité morale, et devient un acte politique parce que cette volonté de souffrir à la place de ceux qui souffrent au loin, de se faire la caisse de résonance de cette souffrance, constitue le meilleur moyen de faire entendre cette souffrance en France et donc, potentiellement, le meilleur moyen d’y mettre un terme. L’acte moral devient action politique dans la mesure où il est médiatisé et devient une pression à l’égard du gouvernement, parce qu’il introduit dans le face à face un troisième actant, le spectateur qu’est l’ensemble de la société, l’opinion publique, qui par la médiatisation devient le juge de la réaction de l’autorité publique. L’artiste se fait victime parmi les victimes, et place de fait la puissance publique en position de bourreau. La dénonciation que mettent en œuvre les artistes dans le cas de la guerre en ex-Yougoslavie est en effet une accusation double : accusation des bourreaux directs des victimes, et accusation du gouvernement français, à qui ils demandent de réagir pour mettre un terme à ce qu’ils considèrent comme de la complaisance voire de la complicité passive. Le fait de rester spectateur de la souffrance de la population civile de Srebrenica, c’est aussi rester spectateur d’un massacre commis par des bourreaux. C’est donc se rendre à la fois coupable de non assistance à personnes en danger et de complicité de crime. Et l’accusation touche potentiellement par ricochet l’ensemble de l’opinion, spectatrice à la fois des massacres (par écran interposé) et de l’action des artistes qui rapproche l’écho de cette souffrance lointaine. Si les artistes, qui étaient spectateurs, agissent, pourquoi n’agissons-nous pas ? C’est cette double accusation qui constitue en fait le centre de la dénonciation puisque c’est à cet endroit que les artistes veulent agir. Dans un pays démocratique, où l’espace public est pour ainsi dire saturé de dénonciation, puisque celle-ci est autorisée par le pouvoir, la démarche même est facilement critiquée pour son manque d’efficacité et pour son caractère « facile », qui ne coûte pas grand chose à la personne qui s’engage. La grève de la faim permet d’éviter du même coup les deux critiques. Elle constitue un « acte d’engagement moral respectable », témoignant d’un engagement authentique et d’une implication forte. Et la violence très forte qu’elle contient, outre qu’elle manifeste et constitue cet engagement authentique, permet de rendre cet acte très visible dans l’espace public, tout en restant dans la légalité, puisque la violence est tournée contre soi et non contre autrui. La grève de la faim constitue donc également un acte politique efficace, et dont les enjeux sont évidents pour les artistes, puisqu’il fait jouer à plein l’existence d’un spectacle et de spectateurs. La guerre en ex-Yougoslavie a incité les artistes à renouer avec l’engagement politique et avec la figure de l’intellectuel, mise à mal depuis les années 1970 et plus encore après 1989, par l’effondrement de l’idéologie et du projet critique marxiste puis par l’effondrement du bloc communiste. A ce projet critique global succède un engagement qui se construit sur la référence aux valeurs républicaines héritées des Lumières, et singulièrement à l’idéal des Droits de l’homme. Cet engagement se fait plus moral que politique, c’est-à-dire qu’il se fait au nom de valeurs et contre des adversaires qui ressortissent à des catégories morales (le bien, le mal, les bons, les mauvais) et à une axiologie relativement manichéenne. En conséquence, l’engagement se fait sur un double mode qui pourrait paraître paradoxal – entre implication physique immédiate et inscription dans une symbolique abstraite – qui a pour cohérence l’évacuation du raisonnement politique, ce qui lui permet de faire l’impasse sur l’inscription dans un projet critique global. L’implication dans la guerre en ex-Yougoslavie peut ainsi être considérée comme le point origine de la politique de la pitié spécifiquement à l’œuvre dans la cité du théâtre politique œcuménique telle qu’elle se dessine depuis 1989, et elle inaugure une série de combats dont le soutien aux Sans-Papiers constitue un autre exemple.
L. Boltanski, La Souffrance à distance, op. cit., p. 146.
Ibid., pp. 146-147.