Le « mouvement des sans » 1076 agrège diverses associations apparues au début des années 1990, parmi lesquelles DAL, Droits Devant !, Agir ensemble contre le chômage (AC). Ces associations réunissent des groupes considérés comme exclus à divers titres, immigrés et clandestins, chômeurs, etc. Autrement dit, des « sans » : sans papiers, sans logement, sans travail, sans droits. Leurs actions sont le plus souvent coordonnées, et à forte charge symbolique. En 1994, ils occupent un immeuble vacant avec plusieurs associations rue du Dragon à Paris, puis ils généralisent l'action en 1995 et occupent des églises, notamment l’église Saint Bernard l'été 1996. De tels coups de force sont possibles aussi parce que ces mouvements bénéficient de soutiens parmi les militants politiques et syndicaux, et parmi les intellectuels ainsi que parmi les artistes, acteurs de cinéma (Emmanuelle Béart) mais aussi hommes et femmes de théâtre. La compagnie de théâtre militant Jolie Môme édite même un CD contenant L'hymne des Sans papiers, des artistes reconnus comme Olivier Py, Ariane Mnouchkine participent à l'occupation, plus tard Stanislas Nordey accueillera une opération massive de parrainage de Sans-Papiers au Théâtre Gérard Philippe. La lutte va être radicalisée à mesure que le gouvernement – de droite – va durcir sa politique contre l’immigration, notamment avec la loi Debré. Ici encore, l’action des artistes les assimile à la figure de l'intellectuel engagé et les place comme interlocuteur polémique du pouvoir en place, comme le précise un article du Monde :
‘« L'appel à "désobéir" aux lois sur l'immigration, lancé mardi 11 février par cinquante-neuf cinéastes (Le Monde du 12 février), rencontre chaque jour de nouveaux échos. Famille après famille, les artistes et intellectuels viennent à leur tour réclamer leur mise en examen pour "aide au séjour irrégulier" et invitent leurs "concitoyens" à refuser des lois qu'ils qualifient d'"inhumaines."Les artistes ne s'estiment aucunement visés par les mesures, et agissent donc en l'occurrence au nom d'une empathie. Il ne s’agit pas exactement non plus de solidarité, et la référence à la politique de la pitié s’avère ici encore opérante dans la mesure où les artistes agissent au nom de leur supériorité en terme de bonheur sur les victimes. Leur engagement présente donc une dimension à la fois désintéressée et émotionnelle, et les problèmes politiques et matériels posés par la régularisation de tous les sans-papiers doivent céder selon eux devant le scandale de la misère et l'enjeu symbolique d'une telle revendication. Interrogée sur la solution qu’elle proposerait pour résoudre le problème des sans-papiers, A. Mnouchkine répond :
‘« Je ne sais pas. Mais la chercher, au moins ! Une vraie conférence internationale sur les migrations, par exemple. Pas une conjuration honteuse, hâtive et dérisoire pour les interdire. Si on commençait par se mettre à leur place ? C’est ce que veut faire le théâtre. » 1078 ’ ‘« C’est un des graves symptômes de la maladie de notre siècle. Et la façon dont la société (européenne) y répondra déterminera notre histoire. » 1079 ’ ‘« Ces fugitifs qui arrivent, comme autrefois arrivaient les Suppliants, et qui demandent asile. Et ils se heurtent à des critères d’admission qui ne sont rien d’autre désormais que des critères d’exclusion. » 1080 ’On retrouve sans surprise chez A. Mnouchkine au sujet des Sans-Papiers, des références et des valeurs identiques à celles invoquées à l’occasion de la guerre en ex-Yougoslavie, qu’il s’agisse de la référence au cadre de l’Europe, de la foi dans les pouvoirs du théâtre, ou encore de références symboliques chrétiennes. Pour brosser le portrait de l’artiste en citoyen engagé tel qu’il se dessine dans la cité du théâtre politique œcuménique, une focalisation sur le cas archétypal du théâtre du Soleil nous paraît ainsi judicieuse pour plusieurs raisons. La première tient à l’aura unique dont bénéficie cette troupe et particulièrement Ariane Mnouchkine, considérée par beaucoup comme la « fille spirituelle de Vilar » 1081 , et qui reconnaît espérer être « dans la lignée » 1082 de celui dont les textes ont nourri sa pratique et sa vision du théâtre. La seconde raison tient à la permanence et à la spécificité de son engagement au cours de notre période, rythmé par différentes mobilisations spécifiques, en 1989 – avec la commémoration de 1789 comme célébration des droits de l’homme, en 1995 – la grève de la faim pour la Yougoslavie au nom des droits de l’homme – en 1994-1996 – le soutien aux Sans-Papiers – puis le soutien aux réfugiés à Sangatte en 2002-2003, mais marqué aussi par une rupture avec sa conception antérieure de l’engagement politique. En outre, l’engagement de la directrice et de la troupe du Théâtre du Soleil est triple, puisqu’il est manifeste dans le discours et les prises de position publiques, mais également dans l’implication directe pour des causes, et enfin par le biais de spectacles, tels Et soudain des Nuits d’éveil en 1997 et Le Dernier Caravansérail. Odyssées en 2003.
Daniel Mouchard, « Le creuset de la mobilisation anti-AMI de 1998 », in Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Meyer (sous la direction de), Altermondialisme, la longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005, pp. 317-337.
Nathaniel Herzberg, « De nouveaux métiers rejoignent l'appel à désobéir aux lois sur l'immigration », Le Monde, 15 février 1997.
A. Mnouchkine, L’art au présent, op. cit., p. 64.
Ibid., p. 57.
Ibid. pp. 60-61.
Fabienne Pascaud, in L’Art au présent, op. cit., p. 82.
A. Mnouchkine, ibid., p. 82.