i. L’engagement ponctuel et moral de l’artiste : contre la figure du militant.

Les différentes causes pour lesquelles la directrice du Soleil et sa troupe se sont mobilisées depuis la fin des années 1970 ont deux points communs, d’une part la focalisation sur la double dimension réelle et symbolique – mythique – de la cause et de ses protagonistes, et d’autre part son inscription dans un clivage axiologique et non politique. Le point origine de ce type d’engagement se trouve en 1979, quand Mnouchkine créée avec Claude Lelouch l’AIDA (Association Internationale de Défense des Artistes victimes de la répression dans le monde). A l’origine il s’agit de défendre le Théâtre Aleph au Chili, victime de l’oppression de Pinochet, mais cette association perdure jusqu’à aujourd’hui, bien qu’elle « change de terrain » 1084 , au gré des « terribles transhumances de la tyrannie » 1085 . Cette tyrannie est précisément décrite comme une entité morale : « Il faut bien que le Mal s’incarne parfois. » 1086 Distinguer le bien du mal, telle est la tâche que s’assigne donc A. Mnouchkine, et « ce n’est pas toujours si compliqué que ça ! Et c’est pervers de ne jamais vouloir faire la différence. » 1087 D’une part il s’agit de se mobiliser prioritairement au nom de la culture, et de la liberté d’expression, et donc en faveur des artistes. Et d’autre part, les enjeux de la lutte sont appréhendés en termes moraux et non politiques. Ariane Mnouchkine dresse le portrait d’une mystique de l’engagement, fondé sur des principes moraux irréfutables et universels. En conséquence, elle refuse d’endosser l’habit de la militante, évoquant avec une grande lucidité la part d'instrumentalisation réciproque des artistes et des militants, en tous les cas la spécificité de l'engagement des premiers vis-à-vis des seconds :

‘« Que peuvent penser de nos actions les vrais militants ? Ceux qui s'occupent des Sans papiers, par exemple, quotidiennement, depuis cinq ans ? Nous, on vient nous chercher quand on a besoin de quelque chose qui brille un peu. Lorsque dans une manifestation, certains viennent me dire : « Allez, Ariane, venez devant ! Je sais trop bien l'image que ça donne, « être devant ». Ca fait : je confisque la manif. Ceux qui doivent être devant sont ceux qui assument la cause vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pendant des années. Alors, moi, je préfère être parmi eux. Si les gens qui me connaissent et ont de l'estime pour moi voient que je suis là, et que cela les réconforte de me voir avec eux dans la manifestation, cela suffit. Je n'ai pas besoin d'être mise en avant. Et quand ça m'arrange, en plus ! Parce que, après tout, mes engagements, je les honore quand ça m'arrange ! Zola n'a pas caché que s'il avait été en train d'écrire un livre quand on est venu le chercher pour sauver un officier juif nommé Dreyfus, il ne serait pas engagé et n'aurait pas écrit J'accuse. Il est honnête. Et parle, là, au nom de tous les artistes. D'ailleurs les militants expérimentés le savent. Ils ne nous en veulent pas quand nous leur disons : « Ecoute, là, je ne peux pas, je répète.» Ils savent qu'ils peuvent compter sur nous, mais pas tout le temps. » 1088

La distance avec le militantisme s’explique par la volonté de dissocier l’œuvre artistique de l’action politique éventuelle et ponctuelle des artistes, et de marquer la prééminence de la première sur la seconde – et par là même, de marquer la différence avec les « vrais » militants. Et A. Mnouchkine paraît valoriser à l’inverse l’engagement au quotidien de militants. Mais cette distance exprime également un désaccord idéologique du Soleil avec nombre de militants politiques. Ainsi, revenant avec le filtre des années sur les premières heures de la compagnie dans les années 1970 et sur les tentations de l’engagement partisan, au PC ou avec les Maos, A. Mnouchkine explique :

‘« Personne d’inscrit nulle part. Mais nous aurions pu devenir maoïstes. Heureusement, les maos sont venus, un soir, faire une « intervention » au théâtre. Et donc, nous ne sommes pas devenus maoïstes. S’ils étaient comme ça à Paris, qu’est-ce que ce devait être à Pékin ! […] [C’était] pendant L’Age d’or, en 1975. C’était Foudre, un groupe d’intervention culturelle, émanation d’un groupuscule d’alors, dirigé par Alain Badiou. A la fin de la représentation, ils commencent à vociférer que le spectacle ne représente pas assez le peuple, la classe ouvrière, etc. Mais il y avait justement tout un autobus d’un comité d’entreprise, arrivé de Sochaux, je crois. Ce n’est pas toujours le cas, il faut l’avouer, mais là […] il y avait cinquante-cinq ouvriers dans la salle. Des vrais. Des cégétistes probablement. Du coup, nous, nous n’avons rien eu à faire. Nous avons juste assisté au match, ravis, comme vous pouvez l’imaginer. Tout a volé en éclats, la présomption, la suffisance, la virtuosité argumentaire. Mais s’ils n’avaient pas été là, dans la salle, ces ouvriers, […] certains d’entre nous auraient pu devenir maoïstes. Au fond, toute cette époque a été une suite d’erreurs de jeunesse évitées de justesse. » 1089

A. Mnouchkine va plus loin encore, estimant que, parce qu’il est né avant 1968 1090 , le Soleil a eu la chance d’éviter de se fonder sur le leurre de l’idéologie, à laquelle elle oppose l’idéal :

‘« - Pourquoi cette date butoir de 1968 ?
- Parce que, peut-être, alors, nous aurions fondé le Théâtre du Soleil par idéologie [ 1091 ], alors que là nous l’avons fondé par engagement idéaliste. [ 1092 ] On nous dit toujours : " Vous êtes nés autour de 1968. " Et chaque fois je réponds : " Mais non, nous sommes nés bien avant !"» 1093

Cette volonté d’évacuer dès l’origine de la troupe toute référence au militantisme témoigne de la défiance absolue d’une artiste qui a « toujours eu du mal à accepter la simplification obligée de tout militantisme » 1094 , et qui estime que « le discours idéologique, ça va un peu, mais, au détour d’une phrase, surgit une formule qui [lui] assèche le cœur. » 1095 Opposant à son histoire réelle une origine rêvée, A. Mnouchkine préfère insister sur la filiation avec la décentralisation d’après guerre, fraternelle et universaliste :

‘« Nous sommes nés de là, dans cet esprit d’après guerre, de ces gens qui pensaient à la paix après la victoire. Qui croyaient qu’une fois sortis de l’enfer, nous allions devenir la société la plus fraternelle, la plus cultivée, la plus partageuse et la plus juste. » […] Mais cet idéalisme là a vite été traité comme une obscénité par les idéologues de tout poil. » 1096

C’est pour cette raison que, assumant le fait d’avoir une fonction et une parole publique spécifiques, et fortes, A. Mnouchkine refuse d’utiliser ce porte-voix pour des causes partisanes, jugées idéologiques, c’est-à-dire non nobles.

Notes
1084.

Ibid., p. 96.

1085.

Idem.

1086.

Ibid., p. 76.

1087.

Ibid., p. 96.

1088.

Ibid, p. 99.

1089.

Ibid., p. 28.

1090.

Ariane Mnouchkine a créé l’ATEP (Association Théâtrale des Etudiants de Paris) en 1959, et c’est de cette association qu’est né la coopérative ouvrière Théâtre du Soleil en 1964.

1091.

C’est nous qui soulignons.

1092.

C’est nous qui soulignons.

1093.

Ibid., p. 26.

1094.

Ibid. p. 107.

1095.

Idem.

1096.

Ibid, p. 27.