ii. L’engagement comme rejet de la lutte corporatiste.

Cette conception passe également par l’implication préférentielle non seulement dans des causes morales plus que politiques, mais aussi dans des causes qui ne concernent pas de manière catégorielle les artistes. La position d’A. Mnouchkine durant le conflit des intermittents à l’été 2003 est très révélatrice de cette volonté. La directrice du Soleil s’est trouvée en position minoritaire, et très contestée, parmi les artistes, argumentant uniquement au nom de la vocation de service public et du « bien commun » quand les autres maniaient une rhétorique de type syndicaliste, jugée par A. Mnouchkine corporatiste et intéressée. A son retour d’Avignon, elle critique les conditions du vote de la grève, qui lui rappellent la mauvaise foi dont rend capable le militantisme. 1097 Elle critique la décision de grève, parce qu’elle a exclu le public du débat, et qu’elle a pénalisé les artistes les plus faibles 1098 alors que les plus nantis étaient d’autant plus extrémistes que le combat ne leur coûtait rien. 1099 Mais sa critique cible également, et peut-être plus fondamentalement, un comportement de privilégiés :

‘« La grève, en l’occurrence, était une solution paresseuse. Jouons et travaillons ! Jouons, parce que le public sera là, et travaillons avec le public. Elaborons ensemble ce fameux texte : un contrat entre une société et ses artistes. Mais un vrai contrat, honorable, réciproque, où personne ne peut tricher. Ni l’employeur, ni l’employé, ni l’Etat en se démettant de ses responsabilités "régaliennes. " […] Jusqu’ici on s’était battu pour garder une pomme pourrie. Il faudrait refaire le statut d’intermittent de telle façon que n’importe quel citoyen français, même le moins favorisé, le comprenne et l’admette. C’est vrai, il nous faut un statut différent et protecteur. Mais n’exigeons pas un conglomérat de petits privilèges. » 1100

Le rejet du militantisme témoigne en définitive à la fois de la référence à des principes moraux et non à des revendications politiques, et de la volonté de ne se battre que pour des causes dans lesquelles l’artiste n’est pas soupçonnable de défendre des intérêts corporatistes. Se définissant comme l’heureux par opposition aux malheureux qui souffrent, l’artiste tel que l’incarne A. Mnouchkine n’est pas impliqué à égalité avec ceux pour lesquels il se bat. L’artiste diffère en tout point du militant, et peut se définir par contraste comme « engagé », impliqué par intermittence et non par essence. Pour mieux comprendre les enjeux de cette distinction, un retour historique sur l’opposition de ces deux figures s’avère instructif.

Notes
1097.

Ibid., pp. 114-115.

1098.

« Le " off " (" non officiel ") étant considéré comme indépendant, ne votait pas, ce dont les intéressés étaient très fâchés. Ils avaient raison. Eux perdaient tout. Ceux du " in" seraient payés, quoi qu’il arrive. Annulation ou pas. » Ibid, p. 116.

1099.

« Certains jeunes notables de l’institution théâtrale ont pris, je trouve, une lourde responsabilité en se laissant entraîner, ou même parfois en entraînant dans cette galère des artistes, jeunes ou moins jeunes, bien moins payés, bien moins dédommagés, bref bien moins protégés qu’eux. » Ibid, p. 115. A. Mnouchkine critique de même les prises de position des artistes de la Chartreuse, d’autant plus virulents qu’ils étaient « tranquillement installés dans leurs cellules, [et qu’ils] ont tranquillement continué ensuite à faire leurs lectures ». Ibid, p. 116.

1100.

Ibid, p. 118.