La figure de l’intellectuel et de l’artiste « engagé » renvoie à une figure historique et à un concept précis, comme le rappelle le spécialiste de Jean-Paul Sartre, Benoît Denis :
‘« L'expression littérature engagée désigne une pratique littéraire associée étroitement à la politique, aux débats qu'elle génère et aux combats qu'elle implique (un écrivain engagé, ce serait somme toute un auteur qui « fait de la politique » dans ses livres). Chacun situe également le cadre historique de l'engagement littéraire et en identifie les acteurs principaux. Il s'est développé de part et d'autre de la Seconde Guerre, et est souvent associé à l'essor du communisme, dont beaucoup d'écrivains furent les « compagnons de route », et trouve en Jean-Paul Sartre sa figure de proue. » 1101 ’Pour mieux cerner les spécificités de cette posture, l’analyse de Daniel Bensaïd nous paraît pertinente. Le philosophe estime que la figure de « l’intellectuel engagé » marque « une alliance inorganique » et une « défiance mutuelle » entre les intellectuels et le sphère politique :
‘« Le terme même d’engagement présupposait une extériorité originelle d’où naîtrait la décision souveraine de s’engager (de prendre part à un conflit n’impliquant pas nécessairement le sujet intellectuel.) […] Intellectuel engagé ? Intellectuel guetteur et sentinelle ? C’est toujours présupposer l’intellectuel libre de choisir sa cause en toute conscience ; comme s’il n’était pas lui aussi « embarqué » à son insu, sa part de liberté consistant à penser, pour mieux s’en émanciper, les déterminations biographiques, sociales, institutionnelles, de cet embarquement. » 1102 ’Selon lui, la figure sartrienne est venue sceller l’échec de celle de « l’intellectuel organique » ou « partisan », l’échec des intellectuels « intermittents […], usant tantôt de leur notoriété à des fins de propagande, tantôt abdiquant leur spécificité pour se mettre servilement au service du peuple et du parti. » 1103 C'est donc sous le poids de l'histoire également que va progressivement refluer l'engagement des intellectuels à partir de la deuxième moitié des années cinquante. Si l’on peut déjà, comme le fait Bensaïd, considérer la figure de Sartre dans son décalage avec celle de l’intellectuel de parti dont Aragon serait la figure, Benoît Denis a bien montré le second changement de paradigme de l’engagement, de Sartre à Barthes. « Là où Sartre insistait sur la primauté du propos ou de l'idée sur la forme, Barthes affirme l'autonomie de la forme et sa capacité à signifier indépendamment, voire contradictoirement, par rapport à l'intention de l'auteur. » 1104 L'auteur du Degré zéro de l'écriture rejette l'idée que l'engagement passe par l'adresse à un public spécifique et que celui-ci serve de régulateur et d'outil d'authentification de l'engagement de l'auteur. Pour autant, Barthes ne rejette pas l'idée d'un engagement de l'artiste ou de l'intellectuel, mais il le pose en termes de conscience et non d'efficacité :
‘« Ce qu'on peut demander à l'écrivain, c'est d'être responsable; encore faut-il s'entendre : que l'écrivain soit responsable de ses opinions est insignifiant; qu'il assume plus ou moins intelligemment les implications idéologiques de son œuvre, cela même est secondaire; pour l'écrivain, la responsabilité véritable, c'est de supporter la littérature comme un engagement manqué, comme un regard moïséen sur la Terre promise du réel (c'est la responsabilité de Kafka, par exemple.) » 1105 ’Ce déplacement équivaut, pour reprendre les termes de Benoît Denis, à opposer « la positivité de l'engagement sartrien, au caractère nécessairement assertif » 1106 à « quelque chose qui n'est pas de l'ordre de la négation mais bien de l'interrogation. » 1107 L'écrivain est donc évalué sur sa capacité à « présenter le réel sur un mode allusif ; dire le monde à demi-mot » 1108 , c'est-à-dire sa capacité à « suspendre les certitudes acquises, introduire dans la masse compacte des discours socialisés des failles par lesquelles s'introduisent le doute et le flottement » 1109 L'avènement de l'ère du soupçon à partir des années 1960 va fonctionner comme rempart absolu contre ce qui apparaît désormais et jusqu'à nos jours comme le repoussoir absolu pour beaucoup, le spectre du dogmatisme militant. Et Mai 68 va renforcer l’inversion de la vapeur, comme en témoigne le slogan des situationnistes : « La révolution doit être au service de l'art et non pas l'art au service de la révolution. » La hiérarchie est inversée, la révolution est un moyen, l’art est la fin, et les situationnistes estimaient d’ailleurs que Mai 68 était à analyser comme un événement artistique – un happening géant – et non comme un événement politique. Ainsi, ce moment de grande mobilisation idéologique coïncide avec un net recul de la littérature engagée. 1110 Et le reflux de l’idéologie révolutionnaire dans les années 1980 va achever l’affadissement de la notion d’engagement :
‘« La notion d'engagement a subi une usure si importante, que ses arêtes les plus vives se sont émoussées et qu'elle est devenue une idée floue et passe-partout, renvoyant indistinctement à la vision du monde d'un auteur, aux idées générales qui traversent son œuvre ou même à la fonction qu'il assigne à la littérature […] le paradoxe que le commentateur explore alors avec sérieux - et non sans raison sans doute - serait que le refus de l'engagement est encore une forme d'engagement, peut-être la plus authentique. […] Toute œuvre littéraire est à quelque degré engagée, au sens où elle propose une certaine vision du monde et […] elle donne forme et sens au réel. Et il est tout aussi exact qu'il n'y a pas d'écrivain qui, consciemment ou inconsciemment, n'attribue à son entreprise une certaine finalité. Envisagé sous cet angle cependant, l'engagement se dissout : il est partout et nulle part, et devient le propre de toute littérature. » 1111 ’Le théâtre citoyen se fonde sur une vision du monde et des pouvoirs du théâtre à l’heure de la dépolitisation, hypothèse dont nous avons déjà pu constater la prégnance dans le débat intellectuel contemporain :
‘« Il semble difficile aujourd’hui, de croire à la pertinence d’un théâtre démonstratif ou didactique et de nourrir un véritable espoir quant à l’efficacité directe ou immédiate d’actions purement artistiques. L’art, en tant que tel, ne se pense pas en termes d’effets, surtout politiques. La volonté d’engagement, entière dans le désir de l’artiste en tant que personne, ne se pense plus depuis l’art : l’art n’est que le mode de manifestation éventuel, lorsqu’il caractérise le rapport de l’individu au monde, d’options propres à cet individu. On ne choisit pas l’art ou le théâtre pour mieux porter une position politique, mais si l’on est habité par une conviction, on ne la laisse au seuil ni de l’atelier, ni du théâtre. » 1112 ’La question de la responsabilité demeure cruciale pour des artistes comme A. Mnouchkine ou O. Py, organisateur en 2005 encore d’une rencontre intitulée « De Sarajevo au Rwanda, que peut le théâtre aujourd’hui ? » L’artiste compense en quelque sorte l’absence d’ancrage idéologique en s'engageant dans son corps même, revendiquant par là implicitement le maintien d’une spécificité de la conscience citoyenne de l'artiste. Il n'agit donc plus exactement en tant qu’intellectuel mais n’est pas pour autant ravalé au rang de simple citoyen. Et le fait de se proclamer « artiste citoyen » n'implique pas nécessairement de réaliser une œuvre engagée et citoyenne et semble plutôt impliquer à l’inverse une action politique caractérisée par une dimension artistique. Ce changement de paradigme est d’autant plus important que dans le même temps est maintenue l’idée que l’artiste est porteur d’une parole spécifique sur le monde, et demeure de ce fait attendu sur le terrain politique proprement dit.
Benoît Denis, Littérature et engagement, Paris, Le Seuil, 2000, p. 9.
Daniel Bensaïd, in Clercs et chiens de garde. L’engagement des intellectuels, Revue Contretemps n°15, janvier 2006, p. 22.
Idem.
Benoît Denis, Littérature et engagement, De Pascal à Sartre, Seuil, 2000, p. 285.
Barthes, Roland, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 15.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Ibid, p. 10. Sans plus développer cette question, constatons que la fin de l'ouvrage de Benoît Denis, après avoir pointé cet affadissement contemporain de l'engagement, tente de le réhabiliter via l'acception du politique « au sens le plus large » (p. 296 ) dont il avait pourtant souligné le flou des contours.
Maryvonne Saison, Les théâtres du réel, L'Harmattan, 1998, p. 20.