Nous avons déjà évoqué la spécificité des artistes au sein de la communauté des intellectuels. S’ils ne sont pas légitimés à s’exprimer publiquement sur des questions politiques par leur expertise, les intellectuels et plus particulièrement les artistes, qui n’ont aucune compétence professionnelle spécifique – contrairement aux sociologues ou aux politistes – prennent la parole dans l’espace public uniquement au nom d’une implication dans ces questions due à la spécificité de leur sensibilité et de leur conscience, et d’une compétence rhétorique, comme l’a analysé l’historien G. Noiriel :
‘« La question, c’est évidemment celle de la légitimité de l’intervention de l’intellectuel dans l’espace public. Il peut intervenir en tant que citoyen, comme n’importe qui, en ce cas, sa parole est celle de n’importe qui ; mais la plupart du temps, il légitime son intervention dans l’espace public au nom d’une compétence, ce qui pose problème. » 1113 ’Cette illégitimité est relativement compensée quand l’artiste prend la parole en tant qu’« intellectuel organique », dans la mesure où il agit au titre d’une certaine compétence politique, celle du militant. La dépolitisation laisse l’artiste démuni sur le plan de la compétence, mais non sur celui de l’implication. Outre son absence de compétence comme spécialiste, son métier le place dans le registre de l’émotion davantage que dans celui de la réflexion. La critique d’une ambition jugée démesurée au regard de la compétence politique n’est pas nouvelle, comme en témoigne cette mise en garde du communiste Roland Leroy, qui dès 1970 stigmatisait le gauchisme culturel incarné par les signataires de la Déclaration de Villeurbanne :
‘« Lorsque les directeurs de maisons de la culture et de centres dramatiques réunis en mai à Villeurbanne […] proclament que leurs outils culturels doivent être des entreprises de politisation…, ce n’est pas ce que la classe ouvrière attend d’eux. Leur rôle, c’est de faire œuvre de culture dans leur domaine et de gagner à leurs activités un public aussi large que possible. Ils sont compétents pour cela, alors qu’ils peuvent ne pas l’être tous pour des fonctions de leaders politiques. » 1114 ’Si la critique est ancienne, la pertinence de l’interrogation qu’elle soulève est cependant particulièrement aiguë aujourd’hui. Alors que Brecht ou Piscator se trouvaient doublement légitimés à parler, à la fois comme artistes dotés d’une conscience spécifique et d’une compétence politique, en tant que militants ou sympathisants de la cause révolutionnaire, les artistes contemporains de la cité du théâtre œcuménique se trouvent à la fois plus concernés que jamais par l’état du monde et fortement démunis pour élaborer un regard critique sur le monde. En 1995, parallèlement à l’action menée contre la barbarie en ex-Yougoslavie, d’autres artistes se mobilisent autour d’une autre cause, nationale celle-là, liée à une autre figure de malheureux, celle de l’exclu. La publication de l’ouvrage La Misère du Monde 1115 de Pierre Bourdieu, recueil d’entretiens avec des personnes en difficulté, donne en effet naissance à un festival d’un genre un peu particulier. Le texte de présentation du projet des rencontres de la Cartoucherie, organisées par le Théâtre de la Tempête, dit bien le besoin que le théâtre retrouve une fonction d'analyse critique de la société :
‘« La fin du siècle ainsi que la conjoncture actuelle suscitent une réflexion sociale et politique qui interroge et stimule notre pratique. Ces « rencontres » seront les rencontres du Théâtre avec la Société, le lieu et le moment de poser les questions du monde et les questions du théâtre au point où elles se rencontrent et elles se nouent. Elles trouvent leur sens et leur raison d'être si nous parvenons à nous rassembler, à rassembler nos forces et à rassembler le public avec nous, pour ensemble, au théâtre et par le théâtre, durant ces deux semaines nous retrouver présents au monde. » 1116 ’Ce déplacement pose également le problème des outils des artistes et de la compétence à se placer sur ce terrain. Bourdieu lui-même a fortement critiqué cette tentative, qui témoigne selon lui de la difficulté qu'il y a pour le théâtre à se placer sur le plan de la réflexion critique intellectuelle. En définitive, l’héritage contemporain de la figure de « l’artiste engagé » permet de dire la volonté d’une implication dans les affaires du monde. Mais dit en même temps la double réserve de cette implication, tant sur la question du type de cause suscitant la mobilisation que sur celle des modalités de la mobilisation. A l’inverse des ambiguïtés qui courent jusqu’à la fin des années 1960, l’artiste engagé s’oppose désormais clairement à l’artiste militant. Il ne s’engage pas pour les mêmes causes, et il ne s’engage pas de la même façon. L’artiste engagé s’engage pour des causes qui ne l’affectent pas en tant que catégorie sociale, car il revendique une implication au nom d’un idéal et non d’un intérêt. De même, il ne s’engage pas pour des causes directement politiques, car l’idéal s’oppose également à l’idéologie. Enfin, il s’engage d’une manière spécifique, du fait qu’il jouit d’une parole publique en tant qu’artiste. C’est au nom de cette posture ambivalente que l’artiste s’estime légitime à parler, et qu’il estime avoir une parole spécifique, portée par des valeurs et non par des dogmes, et donnée sur un mode susceptible en lui-même de transcender les clivages, puisque l’art est universel. C’est dans cette configuration complexe et spécifique que se situent les artistes de la cité du théâtre politique œcuménique. Et c'est ce flou de l'expression « théâtre engagé » qui explique à la fois son utilisation à tour de bras ainsi que ses entrecroisements avec d'autres, telle celle de « théâtre citoyen », que revendique pleinement le Théâtre du Soleil, et qui va prendre une place prépondérante et extrêmement valorisée dans la bouche des artistes comme de la critique au cours de la décennie 1990, l’artiste citoyen tendant à devenir le jumeau contemporain de l’artiste engagé.
Gérard Noiriel, in Sylvain Pattieu (entretien avec), « Les intellectuels dans la République », Clercs et chiens de garde, op. cit., p. 32.
Roland Leroy, La culture au présent, Éditions Sociales, 1972, p. 98.
Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
Cité par Maryvonne Saison, op. cit., p. 22.