Le rejet de Ariane Mnouchkine des formes théâtrales instrumentalisées vient éloigner le souvenir de spectacles et de positions passés qu’elle semble considérer aujourd’hui comme des erreurs de jeunesse, telle L’enterrement de la liberté d’expression, forme courte directement empruntée à l’agit-prop, utilisée en 1974 pour répondre au droitier Ministre de la Culture Maurice Druon, qui avait stigmatisé d’ailleurs « ceux qui tiennent la sébile dans une main et le cocktail Molotov dans l’autre. » 1118 L’évolution du rapport aux formes théâtrales est le signe d’une évolution des positions idéologiques de A. Mnouchkine mais aussi et surtout de son statut au sein du Théâtre du Soleil. Si la compagnie est née avant 1968 et ne doit rien à cette époque révolutionnaire, le discours de l’époque de A. Mnouchkine faisait entendre une autre conception de la société et partant de la fonction du théâtre :
‘« - Vous êtes militants, critiques, pourtant vous vivez des subventions de cette société.Appelant de ses vœux une révolution, Ariane Mnouchkine estimait alors que le théâtre doit œuvrer à la déclencher, bien loin de sa définition plus récente du théâtre et de la culture. Et, prenant parti pour la classe des dominés contre celle des dominants, tout en prenant acte de ce décalage entre son public réel et son public idéal, elle se prononçait en faveur d’un théâtre exacerbant les tensions à l’œuvre dans la société de manière à les rendre insupportables :
‘« Je pense, comme Planchon, que pour faire venir les ouvriers au théâtre, il faut en rendre l’accès difficile aux autres classes. De toute manière, la ségrégation du public existe, et uniquement au profit des classes bourgeoises. Même dans les Maisons de la Culture. En France, en tout cas, le mot " culture " signifie culture bourgeoise ; le théâtre populaire s’adresse à ceux qui ne la possèdent pas. » 1120 ’Les années 1980 sont venues nettement modifier les conditions d’existence du Théâtre du Soleil, avec en 1981, l’élection de François Mitterrand puis l’arrivée de Jack Lang au Ministère de la Culture et la nomination de Robert Abirached à la Direction des théâtres. La subvention a immédiatement doublé, s’élevant à quatre millions de francs pour l’année 1982, augmentant ensuite régulièrement. Revenant sur son passé et les années 1970, elle explique : « A l'époque, j'étais vraiment très contre les institutions. En mûrissant, je me rends compte qu'elles sont utiles. Que serait un pays sans institutions culturelles ? » 1121 S'éloignant de la subversion pour assumer pleinement la mission de service public qu'impliquent les subventions, le Soleil a fait évoluer ses positions, et en conséquence ses spectacles, oscillant entre célébration des principes républicains et critique éventuelle de certains manquements réels à cet idéal. On mesure donc l’évolution du discours et de la position de A. Mnouchkine depuis les années 1970 sur la culture comme sur les formes théâtrales historiquement associées à une radicalité politique, qu’elle jette aux oubliettes aujourd’hui. Et ce rejet est partagé par la critique. Au moment de La Ville Parjure, rejetant le militantisme et lui préférant la dénonciation de « la barbarie » 1122 , les journalistes les mieux intentionnés à l’égard du spectacle valorisent le fait que la pièce dresse des « barrières contre les pièges du théâtre-dossier » 1123 ou du « spectacle documentaire » 1124 . Et à l’inverse, Et soudain des nuits d’éveil, un spectacle dont l’ensemble de la critique comme la compagnie s’accordent à dire qu’il est moins réussi, est qualifié par les uns d’«’étrange voyage du Soleil sur les monts escarpés du militantisme » 1125 , et témoigne pour les autres des « limites du théâtre militant. » 1126 Même Fabienne Pascaud, pourtant alliée sans faille du Soleil, évoque les « scènes de prêchi-prêcha militant » 1127 , et sauve le spectacle précisément parce que « Ariane la citoyenne et son Théâtre du Soleil nous avouent crûment la difficulté d’être un artiste engagé ». 1128
L’attitude vis-à-vis du « théâtre politique » est moins hostile, mais témoigne malgré tout, sinon d’un rejet, du moins d’un besoin de nuancer, de préciser la notion, qui n’est acceptée qu’au sens très lâche d’interrogation voire d’introspection individuelle et collective. Quand F. Pascaud lui pose frontalement la question, A. Mnouchkine précise : « Quand un spectacle parle vraiment du monde, si ceux qui y assistent se parlent à eux-mêmes et s’interrogent, alors oui, c’est un théâtre politique. » 1129 De même elle « considère que le théâtre doit être politique et historique et sacré et contemporain et mythologique. Ce sont seulement les proportions qui changent de spectacle en spectacle. » 1130 Ce besoin de correctifs et de nuances pour adhérer au qualificatif de « théâtre politique » est partagé par certains des grands observateurs contemporains du théâtre, telle Béatrice Picon-Vallin, quand elle revient sur la tournée de Et Soudain des nuits d’éveil à Moscou en 1999 :
‘« Si les grands noms du théâtre local sont venus voir "une Française de gauche dans Moscou la bourgeoise", et si certains ont fait la moue devant ce théâtre politique dépassé à leurs yeux, – difficile pour eux de ne pas identifier politique et idéologique – les nombreux jeunes gens restés […] pour un débat avec la troupe après l’une des longues représentations, […] ont demandé si le théâtre pouvait changer le monde, il leur fut répondu que le théâtre a affaire avec l’enfance, temps où l’on peut croire que l’on est chargé d’une mission sur terre : " On est là pour participer à l’histoire. " » 1131 ’Certes, A. Mnouchkine est une femme de gauche, mais le terme est à comprendre en termes d’idéal et non d’idéologie. De même, si le théâtre peut changer le monde, ce n’est plus en anticipant la révolution ni en l’appelant de ses vœux, mais du fait qu’il exprime l’esprit d’enfance. L’image d’innocence et d’innocuité vient immédiatement contrebalancer celle d’un théâtre critique, et rejeter dans les limbes artistiques le théâtre de prise de parti. Cette volonté, non pas exactement de rejeter, mais d’intégrer, de digérer pourrait-on dire, la définition d’un théâtre politique de clivage et d’idéologie pour le transfigurer en théâtre qui rassemble autour d’un idéal universel est manifeste également dans la lecture que font Mnouchkine et la critique de l’histoire théâtrale. Quand A. Mnouchkine fait référence à Brecht, c’est la beauté qu’elle retient, la « richesse », la « splendeur » des spectacles du Berliner Ensemble, bien éloignées de « tout ce qu’on nous avait rabâché sur Brecht. » Elle rejette ainsi à la fois la tradition brechtienne française, mais aussi « la théorie brechtienne… » 1132 , et les points de suspension valent ici la plus cinglante des critiques. De même, si A. Mnouchkine se sent proche de Meyerhold ou de Diaghilev, c’est dans la mesure où, « dans une même quête du beau, il se peut que l’on présente les mêmes symptômes. » 1133 Les grands noms du théâtre politique révolutionnaire sont ainsi expurgés de leur contenu idéologique pour être intégrés à une histoire mythifiée de la lignée œcuménique du théâtre populaire, fondée sur l’idéal. De même, Colette Godard admire les « révolutions » 1134 du Soleil, qui syncrétise les formes populaires festives et dénuées de tout contenu idéologique (les « contes populaires » 1135 et le « cirque » 1136 ) et l’héritage du théâtre épique, pour « invent[er] une forme épique étincelante et brutale, débordante de vitalité jusque dans ses moments les plus dramatiques » 1137 , autrement dit une forme épique dont la fonction critique n’est plus centrale. Et, si « ce travail où l’imagination, l’invention poétique sont constamment sollicitées, en quelque sorte gratuitement, sans autre but que d’avancer » 1138 , demeure néanmoins au service d’un « propos », ce dernier terme peut être qualifié d’œcuménique et d’universel. Il s’agit de « construire des utopies et dire comment va le monde. Mêler les temps, les cultures, les genres, faisant naître ainsi des images surprenantes, évidentes, susceptibles de parler aux Berlinois de l’ex-RDA comme aux New-Yorkais. » 1139 Le Théâtre du Soleil se revendique comme un théâtre politique désidéologisé pourrait-on dire, comme un théâtre citoyen ancré sur des valeurs universelles par opposition au théâtre révolutionnaire – et il est plébiscité comme tel par la critique.
Laurence Labrouche, A. Mnouchkine, Un parcours théâtral, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 22.
A. Mnouchkine, « A. Mnouchkine, animatrice du Théâtre du Soleil à l’Université », Ouest-France, 27 mars 1971.
A. Mnouchkine, « Une prise de conscience », in F. Arrabal (sous la direction de), Le théâtre. 1968.1, Christian Bourgois, 1969, p. 124.
A. Mnouchkine, cité in Laurence Labrouche, A. Mnouchkine, Un parcours théâtral, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 247.
Colette Godard, « Notre tragédie nécessaire », Le Monde, 1er juin 1994.
Idem.
Armelle Héliot, « Le Théâtre du Soleil rouvre le dossier du sang contaminé », in Le Quotidien du médecin, n°5421, 27 mai 1994.
Brigitte Salino, « L’étrange voyage du Soleil sur les monts escarpés du militantisme. » Le Monde, 9 janvier 1998.
« Théâtre du Soleil : Et soudain des Nuits d’éveil et les limites du théâtre militant », AFP (AFP FSR FRA / AFP-IR29 (0023)), 09 janvier 1998.
Fabienne Pascaud, « Le Soleil en éveil », Télérama, 14 janvier 1998.
Idem.
A. Mnouchkine, in L’art au présent, op. cit., p. 141.
A. Mnouchkine, citée par Béatrice Picon-Vallin, « Les longs cheminements de la troupe du Soleil », in Béatrice Picon-Vallin (sous la direction de), Théâtre du Soleil 1997-2000, Théâtre / Public n°152, mars-avril 2000.
B. Picon-Vallin, ibid., p. 8.
A. Mnouchkine, L’Art au présent, op. cit., p. 80.
Ibid., p. 79.
Colette Godard, « A. Mnouchkine, un théâtre en révolutions », Le Monde, 26 mai 1994.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.