iii. Le théâtre citoyen, un théâtre politique comme théâtre de la Cité.

Les définitions du politique et du théâtre politique que formule A. Mnouchkine entrent en cohérence avec sa posture de « citoyenne. » Ainsi, le déclencheur du projet artistique de la Ville Parjure est une réaction de citoyen : « Bien sûr, comme tout citoyen, nous avions découvert cette terrible affaire avec effroi, nous avions lu, écouté, tenté de comprendre. Nous avions suivi cette histoire, et cette histoire nous a suivis. » 1140 S’il s’agit de théâtre citoyen, c’est qu’il n’est pas question de prendre la parole ou de prendre parti parce que l’on appartient à un parti, mais en tant que citoyen engagé dans l’histoire. Mnouchkine met la focale sur « l’Histoire » et « le monde », et non sur le terme de « politique », encore moins sur celui de « conflit politique ». « Ce serait trop facile de pouvoir descendre du train de l’Histoire, aussi infernal soit-il parfois. Le monde est mon pays, son histoire est mon histoire. Toute son histoire, même celle que je ne connais pas. » 1141 Le théâtre est cependant bien perçu encore comme un combat : « mes amis et moi, avec nos modestes moyens, nous essayons de combattre. Chacun a ses affinités, chacun a ses causes pour lesquelles il est prêt à passer plus d’heures, ou à dépenser plus de forces. Les artistes, en particulier, ne sont pas là pour entériner le monde. Ils sont là pour le révéler. » 1142 Il s’agit bien de combattre, mais de manière ponctuelle, et de combattre un ennemi esth-éthique et non plus politique, la barbarie et la laideur : « Si tout art est un refuge, une forteresse contre la laideur, la bêtise, la barbarie, il reste un combat. Ce n’est pas parce qu’on a trouvé un beau lieu, un peu protégé, que le combat peut cesser. » 1143 En outre, le combat consiste à révéler le monde, non pas certes à l’entériner, mais pas non plus à le changer. A. Mnouchkine radicalise ce faisant la position de Vilar, qui insistait déjà sur la position davantage sociale que politique de l’artiste :« Ce théâtre que je fais, il cherche à s’inscrire dans l’histoire sociale, tout simplement. Et si sur cet immense terrain où se déroulent les querelles du monde, ma place est misérable, c’est à cette seule place que je tiens. » 1144 Plus encore que Vilar, A. Mnouchkine revendique la place ambiguë de l’artiste, qui n’est pas militant, mais qui n’entérine pas le monde, qui ne se trouve ni dans ni hors de la société, et qui ne parle ni du dedans ni du dehors, que le point de référence soit la société ou le parti. La notion de théâtre citoyen permet de réactiver le double mythe du théâtre antique et de Vilar, comme de s’intégrer dans le débat politique et dans l’espace public, par le biais de la tribune publique, comme le note F. Pascaud :

‘« Avec elle [Ariane Mnouchkine], le théâtre reste une tribune publique : un lieu de parole où les spectateurs viennent voir et entendre des fables qui témoignent de leur Histoire, de leur société, de leur monde. Des fables qui empoignent un destin commun, comme au temps de la tragédie antique, où c’était le sort de la cité, de la démocratie naissante, qui préoccupait sans fin les poètes. » 1145

Malgré ses points de rupture avec certaines des acceptions du « théâtre politique », le « théâtre citoyen » est caractérisé par le fait qu’il contribue au débat démocratique, et, émanant d’un citoyen doté d’une conscience et d’une parole spécifiques, il s’adresse aux spectateurs comme à des citoyens : « " Notre pièce est finie, mais que la vôtre commence ", disent les acteurs. Car, pour rester fidèle aux idées du théâtre citoyen, la ténacité courageuse de Ariane Mnouchkine se permet de penser que l’intelligence n’est pas morte. » 1146 La journaliste D. Dumas fait ici référence au théâtre citoyen comme à un concept bien précis, déterminant une fonction voire une forme-sens spécifique du théâtre. Et l’idée est d’autant plus intéressante à analyser que la volonté de faire du théâtre une « propédeutique de la réalité », voire de l’action politique, constituait et constitue toujours un enjeu capital pour le théâtre de lutte politique. Le fait de rebaptiser le « théâtre politique » en « théâtre citoyen » dit donc bien le rejet d’un modèle historique, mais également l’infléchissement corollaire de la définition du spectateur. L’on ne s’adresse pas ici à sa conscience politique, mais à son « intelligence. » Ceci étant dit, au-delà du rejet de l’idéologie et de l’assujettissement à quelque obédience politique que ce soit, il n’en reste pas moins que le théâtre citoyen est porteur de valeurs oecuméniques au sens propre, c’est-à-dire qui se veulent rassembleuses mais n’en comportent pas moins des exclusions – et ce constat est particulièrement vrai dans le cas du Théâtre du Soleil, comme le montre une analyse du discours de Ariane Mnouchkine. On note sans surprise dans ses propos la défense des droits de l’homme, mais aussi, plus largement, celle des principes démocratiques et républicains. Ainsi, pour A. Mnouchkine, la question de l’immigration et de l’ouverture des frontières doit être posée dans son lien avec la question des valeurs démocratiques, droits et devoirs compris :

‘« Si, nous-mêmes, nous défendions mieux nos principes, si nous défendions ardemment, sans états d’âme, la laïcité, l’égalité des hommes et des femmes, l’égalité d’accès à l’éducation, à la santé, au logement, à la justice, si nous défendions plus fermement les lois de la démocratie, en somme – y compris contre ceux qui savent très habilement les manipuler contre la démocratie elle-même – nous aurions moins à défendre nos frontières. Je suis sûre que les Français seraient plus accueillants s’ils étaient certains que personne, étranger ou Français, ne peut transgresser ces principes fondamentaux, non négociables et, je dirais, transculturels. » 1147

C’est ce qui explique d’ailleurs que les positions de Mnouchkine, y compris dans ses spectacles, puissent choquer par leur apparent manque de tolérance à l’égard de ce qui contrevient à ces principes humanistes, qu’elle voudrait universels, mais pour lesquels elle n’est pas prête à transiger ni à accepter un quelconque compromis. En 1995, au même festival d’Avignon d’où A. Mnouchkine lancera avec d’autres la Déclaration d’Avignon, le spectacle Tartuffe dénonce les « dangereuses dérives de l’intégrisme musulman » 1148  :

‘« Et certains ont fait la tête. Comment osait-on toucher à l’Islam ! Mais comme Molière avait osé toucher à la bigoterie bien de chez nous, il y a trois siècles ! […] Nous étions particulièrement sensibles à ce thème parce que certains des artistes algériens en exil, qui, eux, ne prennent pas de gants avec la bigoterie, nous racontaient sans fard ce qu’ils avaient subi. […] Aujourd’hui, par crainte d’être dupe, il faudrait ne plus jamais croire aux appels aux secours. La confiance est devenue un péché capital. […] Quelle duplicité que celle de l’Occident quand il continue de négocier, au nom du réalisme politico-économique, avec ces Etats qui, de par le monde, s’arrogent le droit de tenir les femmes en esclavage, de tuer les intellectuels, les artistes, les étudiants, les journalistes, tous les porte-parole. Occident Tartuffe ! Occident Orgon ! » 1149

Œcuménique au sens propre, la définition que A. Mnouchkine des « principes fondamentaux » témoigne bien de l’ambivalence de la référence aux principes universels des droits de l’homme. Car de fait, ceux qu’elle évoque ne sont pas « transculturels », c’est bien d’ailleurs ce qui rend la cohabitation, à l’échelle nationale comme internationale, parfois si délicate. C’est en vertu de la défense d’un autre principe républicain fondamental, le « bien commun » qu’A. Mnouchkine justifie la signature de l’Appel contre la guerre à l’Intelligence, lancé en 2004 par Les Inrockuptibles, certes, « un peu élitiste », certes créant des « amalgam[es] », mais nécessaire : « Au moins, l’appel des Inrockuptibles réunissait-il chercheurs, enseignants, hospitaliers, et dénonçait-il un plan général de destruction du bien commun. » 1150 Pour Mnouchkine, il est indispensable de défendre la nation française, comme le fruit d’une histoire et de valeurs. Comme Fabienne Pascaud suggère qu’avec la présence du drapeau français sur le fronton du théâtre, aux côtés de la devise « Liberté, égalité, fraternité », le Théâtre du Soleil en fait « beaucoup », A. Mnouchkine rétorque :

‘« Mais enfin, ça va ensemble ! Nous l’avons accroché, ce drapeau, justement en 1995, pendant l’épopée des sans-papiers, qui nous parlaient tout le temps de la France idéale. Et puis, c’est un très beau drapeau que je ne veux surtout paslaisser à Le Pen ! Dès que je l’ai vu flotter, j’ai voulu inscrire en plus " Liberté, égalité, fraternité ", comme sur tout bâtiment public qui se respecte. » 1151

A l’opposé du nationalisme, il s’agit, en arborant ces symboles, de réaffirmer l’idéal qu’incarne la République Française, pour mieux critiquer tel ou tel manquement à ces principes dont un gouvernement donné se rendrait coupable, mais aussi positivement, en défendant ces principes contre les adversaires du modèle républicain. Quand Fabienne Pascaud lui demande de hiérarchiser les principes républicains, elle répond :

‘« En ce moment ? L’égalité des hommes et des femmes. Je vois avec écœurement qu’on tolère des pratiques inadmissibles. Je vois que pour les femmes, en de nombreux domaines, l’Etat français n’assume pas sa mission protectrice. Aujourd’hui, je vois que si, rentrant chez elle, une petite fille n’a pas le droit de dire à son papa ou à son frère : « Cher Papa, j’aimerais bien le porter, mais le voile est interdit, c’est la loi », elle se retrouvera obligée de le porter. […] Le mot communauté m’inquiète. […] Une communauté, c’est chaud, c’est rassurant, à condition que ce ne soit pas la prison, l’exclusion, la séparation. Quand on arrive dans un pays, il y a à garder une mémoire, un trésor, mais il y a des renoncements qu’il faut faire. Même si on garde toujours l’accent, il faut préparer ses enfants à devenir des citoyens de ce pays. » 1152

Outre les droits de l’homme, ceux de la femme, mais aussi la laïcité, le bien commun et les principes résumés par la devise de la République Française « liberté, égalité, fraternité », sont autant de principes qu’Ariane Mnouchkine met en œuvre, dans ses discours, dans ses spectacles comme dans ses actions extra-théâtrales. Le théâtre du Soleil est en ce sens l’emblème du « théâtre citoyen », concept beaucoup manié par les artistes comme par la critique en France depuis les années 1990.

Notes
1140.

A. Mnouchkine, citée par Armelle Héliot, « Le Théâtre du Soleil rouvre le dossier du sang contaminé », Le Quotidien du médecin n°5421, 27 mai 1994.

1141.

A. Mnouchkine, in L’Art au présent, op. cit., p. 60.

1142.

Ibid.., p. 141.

1143.

Ibid, p. 55.

1144.

Jean-Pierre Thibaudat, Libération, 15 juillet 1995. Cité par M. Saison, Les théâtres du réel, op. cit., p. 21.

1145.

Fabienne Pascaud, Télérama, 22 juin 1994.

1146.

Danielle Dumas, « La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes », L’Avant-Scène, n°976, p. 56.

1147.

A. Mnouchkine, L’art au présent, op. cit., p. 61.

1148.

Ibid., p. 97.

1149.

Idem.

1150.

Ibid., p. 153.

1151.

Ibid., p. 103.

1152.

Ibid., p. 62.