Dans deux éditoriaux rédigés en 2006, Jean-Pierre Engelbach, directeur des éminentes Editions Théâtrales, mettait en relation le « malaise social » et la difficile période contemporaine avec un renouveau de l’engagement citoyen des artistes de théâtre :
‘« L'année 2005 restera celle du formidable malaise social révélé brutalement par les habitants des quartiers défavorisés de nos villes. Ces foyers de révolte, expression des frustrations, de rancœurs accumulées au cours des années, prennent de court des politiques qui tentent, en urgence, d'étouffer des incendies. Des écrivains avaient pourtant depuis longtemps tiré la sonnette d'alarme de leurs concitoyens avec des pièces de théâtre où l'imaginaire évoque la brûlante actualité contemporaine. L'écriture théâtrale, sans doute plus encore que bien d'autres activités artistiques, est un espace de création particulièrement adapté à la représentation de ces conflits. De Vinaver à Koltès, en passant par Gatti ou Grumberg, nombre de dramaturges ont raconté les misères, les désarrois et les violences de personnages confrontés à la réalité sociale. C'est également le cas d'auteurs de notre maison comme Denise Bonal, Aziz Chouaki, Xavier Durringer, Koffi Kwahulé, Ahmed Ghazali, Janusz Glowacki, Israël Horovitz, Daniel Keene, Hanokh Levin, Philippe Minyana… et la liste est loin d'être close. Leurs œuvres témoignent des profondes discriminations sociales, humaines, ethniques et culturelles de la cité et restent cruellement actuelles. Elles confirment, si besoin en était, la place éminente du poète et de son engagement dans une société au bord des flammes. […] » 1153 ’ ‘« Malgré des formules de toutes sortes dissimulant mal les arrière-pensées de leurs auteurs, la situation de l'Etat et de la société se détériorent : record d'endettement, cadeaux législatifs et fiscaux, précarisation du travail, délocalisations, recul des acquis sociaux. Quant à la position de la culture, elle se détériore aussi sur plusieurs fronts (livre, intermittents, droits d'auteur, service public de l'éducation, création) et la baisse des moyens va de pair avec une inquiétante tendance à la privatisation. Pour inverser le cours des régressions actuelles, une forme de résistance sur les plans tant politique que culturel est à souhaiter. Espérons que les artistes, écrivains et gens de théâtre, se retrouvent à la pointe de cette mobilisation, comme ce fut le cas dans l'histoire. En tant qu'éditeur, nous tentons d'y participer avec la publication des œuvres du présent, écrits et essais, qui contribuent à éclairer notre conscience et interrogent les arts de la scène, refusant cette vision de renoncement et de la facilité. […] Belles lectures citoyennes. » 1154 ’La dénonciation de l’état de la société française se fait implicitement critique contre le pouvoir – de droite – et fonde le renouveau de la posture de l’artiste engagé, à la fois comme citoyen et comme homme de culture, défenseur à ce titre de la « résistance sur les plans tant politique que culturel », au nom de valeurs universelles et d’une défense du bien commun et public. Les enjeux soulevés par le qualificatif « citoyen » dans son application à l’artiste et au théâtre, s’expliquent dans et par le contexte contemporain. La formule « théâtre citoyen » n’a pris corps qu’au cours des années 1990 – à l’exception près du théâtre civique de Louis Lumet au tournant du XXe siècle. Après avoir été utilisée dans la presse théâtrale et les artistes, l'expression « théâtre citoyen» a acquis ses lettres de noblesse universitaires, sa reconnaissance publique, et sa compagnie-emblème officielle lors de l’édition 1995 du festival d'Avignon via deux événements, d’une part la programmation de deux spectacles du Théâtre du Soleil – Le Tartuffe et La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes – et d’autre part la présentation d'une exposition accompagnée de la publication d'un livre, tous deux intitulés Le théâtre citoyen du Théâtre du Peuple au Théâtre du Soleil. 1155 Si le milieu des années 1990 marque un pic avec la parution en 1997 du Théâtre citoyen de Jean Vilar 1156 lui aussi rebaptisé, l’intérêt pour l’expression ne se dément pas sur la fin de notre période et se développe également hors des frontières nationales, comme en témoigne le sujet du Colloque Mondial organisé par la FIRT en 2005 et consacré aux « Citizen Artists ». 1157 Toutefois, peu de textes critiques et historiques ont été à ce jour publiés, aussi importe-t-il de se pencher avec attention sur la parution de 1995.
Dans cet ouvrage, l’historien du théâtre Pascal Ory établit une généalogie du concept « théâtre citoyen » dont l’aboutissement serait la troupe de Ariane Mnouchkine. Mais, plus que l’aboutissement, c’est le point origine du concept qui pose question. En effet, dans son ouvrage, P. Ory débaptise l’ensemble des pratiques que nous évoquions dans notre premier chapitre, de Pottecher à Vilar en passant par Gémier ou Copeau, et transforme les pionniers revendiqués du théâtre populaire en Monsieur Jourdain du théâtre citoyen. Si elle peut apparaître pour le moins étonnante dans une stricte perspective historique, cette entreprise peut s’expliquer par le fait que l’expression « théâtre citoyen » permet de lever les ambiguïtés et le passif du « théâtre populaire ». Ainsi, P. Ory rejette l’expression « théâtre populaire » au nom de son « triple postulat romantique : qu’il existe bien un Peuple, qu’il existe une forme populaire de théâtre, et qu’enfin, si elle existe, elle mérite de servir de référence à la Cité. » 1158 c’est-à-dire au nom de son caractère idéaliste et donc potentiellement normatif voire totalitaire. Le terme « citoyen » présente l’avantage d’être relativement univoque et de mettre l’accent sur la dimension civique du théâtre, il lui accorde donc un rôle non négligeable dans la société, celui de contribuer à la démocratie. Mais le choix de faire du substantif « citoyen » un adjectif peut étonner dans la mesure où l'expression « théâtre civique » a coexisté avec celle de Théâtre Populaire, officialisée dès 1893 par Louis Lumet dont le « théâtre civique » 1159 monte en 1900 le Danton du chantre du théâtre populaire Romain Rolland, le spectacle étant précédé d’une présentation de Jean Jaurès. L’argument avancé par l'historien Pascal Ory dans Le théâtre citoyen du Théâtre du Peuple au Théâtre du Soleil est que le théâtre « s’adresse à la personne humaine dans la totalité de son autonomie (d’où la préférence pour l’adjectif « citoyen » plutôt que « civique »), pour la faire accéder à la communion du groupe social sur lequel est mis l’emphase – la Nation du Théâtre National Populaire, par exemple, ou la classe ouvrière de l’agit-prop bolchevique de 1930. » 1160 Cette citation appelle un commentaire sur le travail terminologique à l’œuvre dans l’ouvrage, qui induit une interprétation davantage qu’une lecture de l’histoire. En effet, au lieu que le Théâtre du Soleil soit décrit comme l'héritier du théâtre populaire, c'est le Théâtre du Peuple qui devient l'ancêtre du théâtre citoyen. Et cette formule assimile également le théâtre d’agit prop. Pourtant, si ce dernier terme est certes fort daté, la réalité historique qu'il recouvre supporte mal l’intégration à la société et au pouvoir en place que suppose le terme « citoyen »… Sauf à ne plus désigner que le théâtre de propagande officielle d’un régime qui, s’il recourt à ce type de méthode, a une conception peu démocratique de l’Etat et laisse donc peu de place au citoyen autonome. D'autre part les citoyens, qui en France depuis 1789 « naissent libres et égaux en droit », n’ont pas les mêmes raisons de se révolter qu’une classe ouvrière qui se sent opprimée et dépourvue de droits. L'expression « théâtre citoyen» vient donc – à son corps défendant peut-être – dire le rejet du militantisme et du théâtre militant, ou, plus exactement, vient dire le changement d’objet du militantisme. Car l’on peut bien parler de militantisme pour le théâtre et plus précisément, pour le théâtre de service public chez Mnouchkine.
Jean-Pierre Engelbach, « Brûlent les planches », Dernières nouvelles, plaquette des Éditions Théâtrales, Paris, Janvier 2006.
J.-P. Engelbach, « Lectures citoyennes », Dernières nouvelles, plaquette des Éditions Théâtrales, Paris, Mars 2006.
Pascal Ory, Le théâtre citoyen du Théâtre du Peuple au Théâtre du Soleil, Edition Association des amis de Jean Vilar, Avignon, 1995.
Emmanuelle Loyer, Le théâtre citoyen de Jean Vilar, une utopie d’après-guerre, Paris, puf, 1997.
International Conference « Citizen artists : Theatre, culture, communities », FIRT/IFTR (International Federation for Theatre Research), University of Maryland, June 26-July 1 2005.
Pascal Ory, op. cit., p. 13.
« Le théâtre civique, fondé en 1897, destiné à présenter des spectacles dramatiques, des récitals de poésie et de musique dans les quartiers populaires de Paris et de la banlieue. N’ayant pas de salle fixe Lumet louait les salles, de quartier, et tourna à Montmartre, Montparnasse, Plaisance, etc. » Nathalie Coutelet, op. cit., note 12, p. 367.
Pascal Ory, op. cit., p. 13-14.