v. Militer pour le théâtre : Public et service public, de Vilar à Mnouchkine.

Le Théâtre du Soleil reprend le flambeau vilarien du théâtre de service public, comme nous l’avons décrit dans notre premier chapitre. Parmi les lois qui régissent le théâtre du Soleil, le respect de la mission de service public semble être la plus grande pour A. Mnouchkine :

‘« Toujours se souvenir que l’on utilise l’argent public, et toujours avoir le respect de cet argent public. […] Il n’y a pas beaucoup de petites ou moyennes entreprises qui reçoivent de l’Etat, chaque année, 1 174 000 euros, qui payent quatre mois de salaire sur douze à soixante-quinze ouvriers. Or, nous, nous touchons une subvention annuelle de 1 174 000 euros. Et même si ce n’est pas assez […] elle nous vient du Trésor Public, de l’argent public, donc de citoyens qui pour certains ne vont jamais au théâtre ! Alors si un salarié du Soleil, moi ou un(e) autre, arrive en retard, ou ne travaille pas assez, c’est aux frais de la « communauté nationale ». 1161

Concrètement, cette volonté de service public suppose un engagement pour défendre le théâtre et le démocratiser, non pas uniquement à l’égard du public, mais également à l’égard des comédiens eux-mêmes, comme en témoigne le principe des stages gratuits :

‘« Car, avoir ce lieu merveilleux, subventionné en partie par l’Etat, nous impose des devoirs. Imaginez, si tous les théâtres faisaient ça, combien d’endroits où les comédiens pourraient travailler, s’entraîner ! Qu’est-ce qui empêche la Comédie-Française ou tant d’autres puissants établissements de faire un grand stage par an ? » 1162

De même, la question des salaires est traitée dans le respect de la tradition ou en tout cas du mythe qu’évoque la référence au théâtre populaire. 1677 euros net pour tout le monde, A. Mnouchkine comprise, et 1296 euros pour les nouvelles recrues tant qu’elles sont en stage. 1163 Le principe de l’égalité des salaires, que l’on pourrait considérer injuste dans la mesure où il ne tient pas compte de l’ancienneté, marque bien l’utopie sociale qui caractérise la directrice du Soleil et ses fidèles : « Allons, c’est injuste, c’est vrai ! Mais c’est le moins injuste. Comme la démocratie est le moins mauvais des systèmes. Et même les membres de la compagnie qui sont "victimes" de cette égalité n’accepteraient pas, je le sais, qu’on abandonne ce principe. L’égalité des salaires est la condition de l’égalité des responsabilités. » 1164 A. Mnouchkine revendique la filiation avec Vilar et le théâtre populaire. Quand F. Pascaud lui demande : « Cet argent public vous oblige-t-il à faire du théâtre « populaire », terme aujourd’hui si décrié ? » Elle répond : « Mais moi, ce terme, je le revendique. Et, si j’en avais le droit – mais je ne m’accorde pas ce droit, qui appartient à Vilar – je l’afficherais sur notre fronton : « Théâtre Populaire. » Pas « Théâtre National Populaire », juste « Théâtre Populaire. » C’est-à-dire beau, lisible, émouvant, qui enseigne et raconte des choses importantes. Le plus beau de tous ! » 1165 Rejetant le spectre du nationalisme, A. Mnouchkine insiste sur la dimension non pas partisane, ni démagogique, mais pédagogique. Le public est au cœur de ce théâtre populaire, mais au contraire de toute tentation populiste, A. Mnouchkine, qui fait sienne la formule de Vitez « un théâtre élitaire pour tous » 1166 , revendique une pédagogie de l’exigence, et une intransigeance artistique :

‘« Le public, c’est celui qu’on doit toujours écouter, mais à qui l’on ne doit pas toujours obéir. [ …] " Il s’agit de savoir si nous aurons le courage et l’opiniâtreté d’imposer au public ce qu’il désire obscurément. " […] C’est tout le pari de Vilar. C’est toute sa définition du théâtre populaire : monter le niveau, hausser la barre. Toujours aller vers le plus vrai, vers le plus difficile. » 1167

Les spectacles du Soleil manifestent ce militantisme esthétique, c’est-à-dire à la fois l’ambivalence à l’égard du contenu politique et de son mode de présence dans l’œuvre, et la volonté d’un théâtre artistiquement exigeant.

Notes
1161.

A. Mnouchkine, L’Art au présent, op. cit., p. 169.

1162.

Ibid., p. 171.

1163.

Ibid., p. 178.

1164.

Ibid., p. 179.

1165.

Ibid., pp. 169-170.

1166.

Ibid., p. 82.

1167.

A. Mnouchkine, L’Art au présent, op. cit., p. 121.