i. La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes : Entre dénonciation d’une société coupable et célébration de l’innocence des sans, entre tragédie et dramaturgie du procès.

On a beaucoup dit que La Ville parjure ou le réveil des Erinyes, spectacle mis en scène par A. Mnouchkine sur un texte de Hélène Cixous avait pour sujet principal l’affaire du sang contaminé. Mais, aux dires de l’auteur et du metteur en scène, le point de départ était « la cité des morts du Caire », vaste cimetière qui devient dans la pièce celui de morts-vivants parce qu’exclus de la société. Ici encore, il importe de poétiser le réel, tout en prenant fait et cause pour ceux qui n’ont rien, et qui pour cette raison sont innocents des péchés de la société. Et la « société des féroces » 1169 , symbolisée par « la ville Parjure » 1170 , « ville maudite » 1171 , est d’emblée présentée comme coupable dans la longue tirade de « la mère » 1172 , victime de cette « mangeuse d’enfants, fossoyeuse de nos consciences » 1173 . Les faits réels dont s’inspirent la pièce – la mort d’enfants hémophiles suite à des transfusions d’un sang que les autorités savaient contaminé – sont immédiatement transfigurés, de même que les personnages. A la figure allégorique de la mère Ezéchiel répond celle du « gardien » 1174 Eschyle, « comme Eschyle » le poète 1175 . Cette figure, ici maternelle, jouée par Myriam Azencot, souhaite à la mère la bienvenue « dans [son ] âpre cité, sans route, sans voitures, sans violente circulation ». 1176 Cet espace défini par ce qu’il ne contient pas, cet espace privé qui ne renvoie pas à la propriété privée mais au contraire à la privation, est habité par « [ses] agneaux tout affamés encore du lait de l’attention humaine » 1177 , innocents parce que privés de tout eux-aussi, comme l’exprime « Immonde » 1178 , le Coryphée de ce chœur des sans :

‘« Parce que nous sommes sans le sou,
Sans le toit, sans le droit,
On croit facilement aussi que nous sommes sans les mots,
Sans la lettre, sans l’esprit, mais pas du tout !
Nous sommes les génies excrétés par la Société.
Nous sommes les mégots. Et pourquoi ?
Pourquoi sommes-nous déchus de tous nos traits humains,
Internés dans la terre et le fumier ?
Je vais vous le dire.
Ce n’est pas parce que nous sommes des idiots,
Quoique certains d’entre nous le soient
Puisqu’il y a des idiots en bas comme en haut.
Tout le contraire : C’est parce que nous sommes […]
Trop brillants et trop vifs, et pas comme tout le monde. […]
On m’appelle hors la loi. Cependant
Je vis ici légalement, selon la loi qui dit :
Tous ceux qui ne sont pas comme tout le monde
Et ne sont pas contents, pour eux ce sera
L’usine fermée, la croix ou le cercueil.
Alors, moi, j’ai choisi le cercueil, et je l’ai aménagé. » 1179

La responsabilité du corps médical, figure de la notabilité, induit ainsi une critique plus large de la société, ainsi qu’un renversement des valeurs. Parce que la société est coupable, ceux qui en sont exclus, sur les plans économique, symbolique mais aussi, éventuellement, légal, sont innocents. Et la pièce se fait le procès de la société. Pourtant, à la différence de la critique qui a cours dans la cité du théâtre postpolitique, la société n’est pas jugée coupable ontologiquement, elle l’est de ne pas vouloir prendre ses responsabilités et assumer ses erreurs éventuelles. En l’occurrence, le premier péché n’avait qu’un coupable : le directeur du CNTS, ce « docteur Machin » 1180 mû non par la volonté de sauver des vies mais par l’appât du gain. Si la faute a fini par entacher tout le corps médical, c’est précisément parce qu’il « fai[t] corps » 1181 avec le fautif, prend sa défense contre le droit, et contre la morale, se rendant coupable de perversion de la loi comme de l’éthique, et de reniement du serment d’Hippocrate. Preuve que la faute n’est pas ontologique, à cette culpabilité corporatiste s’oppose le professeur Lion, « Don Quichotte » 1182 , figure du héros et plus précisément encore du Juste, qui se dresse, seul contre tous, et surtout contre son clan coupable, et ce faisant le sauve d’une culpabilité absolue, sonnant le « tocsin » 1183 .

La pièce oscille entre dénonciation de la perversion de la société et de ses notables, et célébration de l’innocence de certains individus, précisément définis en ce qu’ils sont en marge voire exclus de cette société. Et de même, la pièce oscille entre dramaturgie du procès et tragédie, la première l’inscrivant dans la cité du théâtre de lutte politique et la seconde dans la cité du théâtre politique œcuménique. 1184 La pièce s’empare frontalement de l’actualité politique, et expose clairement les enjeux économiques et politiques du scandale. Dans la pure tradition du théâtre documentaire, l’une des circulaires internes du CNTS (Centre National de transfusion sanguine) est portée à la connaissance du public. 1185 En outre, parce qu’elle dénonce la mascarade qu’a constitué le procès réel, la pièce entend précisément organiser un contre-procès, le « vrai », destiné précisément à démasqu[er] la fausse Justice. » 1186 Dans le rôle des juges, les sans, et comme tels innocents. Dans celui du procureur implacable, les Erinyes, qui entendent « toutes les scènes du tribunal recommencer. Reprendre à zéro le Procès. » 1187 Et ce procès qui prend le public pour audience ravive la métaphore de l’assemblée théâtrale, et fait jouer à plein la fonction d’espace public alternatif et de contre-pouvoir que peut revêtir le théâtre. Il s’agit véritablement que la pièce, par le récit de « cette étrange et cruelle histoire » 1188 , « infléchi[sse] » 1189 le cours de l’Histoire. « Le dénouement c’est nous » 1190 , disent les Erinyes, mais ce « nous » inclut aussi potentiellement le public, à condition qu’il décide de réagir en tant que citoyen au terme du spectacle, et grâce à lui. Pourtant, malgré la présence de ces différents éléments typiques du théâtre épique et plus spécifiquement du théâtre documentaire, il nous paraît impossible d’intégrer ce spectacle à notre cité du théâtre de lutte politique, pour plusieurs raisons.

D’abord, si l’accusation à l’égard du corps médical est explicite, la mise en cause du pouvoir politique est beaucoup plus ambiguë, du fait qu’elle passe par le détour de la fable et de figures royales fort éloignées du système politique français – et la fidélité de A. Mnouchkine au gouvernement socialiste et particulièrement au vainqueur de 1981 constitue sans doute l’une des explications de cette discrétion. En outre, l’ordre du monde auquel se réfère la pièce diffère de celui à l’œuvre dans la cité du théâtre de lutte politique, et le rend même impossible, parce que le principe organisateur du monde est d’ordre divin. Certes, « la justice non juste n’est pas une fatalité » 1191 , mais il est moins question pour la mère de justice que de « pardon » 1192 , et de plus, le vrai procès, la justice véritable, sont référés à la notion de « miracle. » 1193 En outre – et en conséquence – si la pièce met en scène un procès, son issue est équivoque. La pièce ne comporte pas une fin mais plusieurs, qui opposent l’ordre terrestre et l’ordre divin. Le Salut n’a lieu que dans l’au-delà, justement parce que « cette fin est insupportable pour être la fin dernière. [La nuit] sen[t] qu’il nous faut un épilogue qui nous rende le souffle. » 1194 L’on pourrait considérer que l’échec que raconte la pièce dans l’ici-bas permet d’inciter le spectateur à reprendre le flambeau de l’action, à se muer lui-même en acteur : « Notre pièce est finie, mais que la vôtre commence. A votre tour, obstinez-vous à vouloir que le juste advienne justement » 1195 , et entend s’inscrire dans l’ambition « propédeutique » à l’action politique héritée du théâtre épique. C’est aussi la réponse avancée par A. Mnouchkine à ceux qui reprochaient au spectacle un fatalisme. 1196 Mais elle avoue également que la fin est inspirée par la foi qu’elle partage avec Hélène Cixous, et de fait, la tragédie opère dans La Ville Parjure à la fois comme structure dramaturgique et en tant que vision du monde, référée à un fatum.

Le thème du sang contaminé est essentiellement référé à l’histoire mythique et théâtrale, comme en témoigne le choix de la forme tragique et la présence des Erinyes. L’échelle temporelle est on ne peut plus large puisque « les événements de ce récit se sont produits entre 3500 ans avant Jésus-Christ et 1993. » 1197 L’histoire et l’histoire théâtrale sont articulées dans cette pièce, procès littéraire dont la fonction politique est corrélée à sa nature de récit symbolique. Ainsi, s’il est question de « révolution » 1198 , c’est pour qualifier le fait qu’« une fois, il faut qu’une histoire triste finisse bien » 1199 . Parce qu’il s’agit de rendre hommage à des êtres morts ou qui vont mourir « sans qu’un juste récit les accompagne » 1200 , « il ne saurait être question de bâcler un drame qui va hanter les mémoires des nations pendant plusieurs générations par une scène de vengeance à la 6,4,2 ». 1201 Comme dans la tragédie antique, deux ordres s’affrontent ainsi, incarnés respectivement par Eschyle et par les Erinyes, qui se veulent l’une et les autres les metteurs en scène de ce procès. Et la pièce prend parti contre l’ordre qui « dresse les citoyens les uns contre les autres » 1202 , qu’il s’agisse de l’ordre qui règne dans La Ville Parjure ou de l’ordre – du désordre – que risque d’amener la soif de vengeance que manifestent les Erinyes. Refus d’être « citoyen d’un asile de fou » 1203 et rejet de la ville qui « dresse son théâtre pour la guerre et creuse ses tranchées » 1204 , opposant les citoyens en « deux camps » 1205 .

Mais l’essentiel du spectacle tient à l’inscription de la fable dans l’histoire littéraire et théâtrale mondiale et universelle, par le biais d’une intertextualité proliférante. Le Texte par excellence, la Bible, constitue une référence récurrente, de la comparaison des Erinyes aux « serviteurs de l’Apocalypse » 1206 au nom des enfants Ezéchiel. La tragédie est également omniprésente nous l’avons vu, avec la référence à la composition en « acte » 1207 , au « dénouement » 1208 et à la « catastrophe » que constitue le « déluge » attendu par tous 1209 , avec la figure du « messager » 1210 directement inspiré de Théramène, avec les Erinyes comme avec le « chœur des sans tout » précédemment évoqué, qui réinvestit le chœur antique comme incarnation de la vox populi – témoignant du fait que, pour avoir été invalidé par les historiens, ce mythe n’en demeure pas moins vivace et actif pour les artistes. Shakespeare est également omniprésent dans la pièce, au travers de personnages – comme ceux d’Echo 1211 ou de Fortinbras 1212 – de citations – sur l’essence des rêves 1213 mais aussi sur la « pourriture des royaumes » 1214 . Claudel constitue une autre source d’inspiration et le personnage de la Maintenance, emprunte à l’Irrépressible du Soulier de Satin. 1215 Si elle ne structure pas la pièce dans son ensemble comme le fait la tragédie – antique et classique – la comédie est également présente au travers de ces références. La scène VI entre Thessalonique et Jean-Christophe Lagadoue est de ce point de vue exemplaire, et, dans leur débat sur la possibilité ou non de l’avènement terrestre du règne de la « Justice » et de la « Vérité » 1216 , les deux choreutes manient l’insulte poétique et la périphrase dérisoire à la manière des fossoyeurs de Hamlet. Les déesses vengeresses réputées pour leur férocité se transforment dans leur bouche en « vieilles biques […] encore plus déplumées que nous » 1217 , qui « lancent des mots en l’air, en mugissant, avec un drôle d’accent » 1218 . Et, au milieu de références à l’Histoire la plus sinistre – à travers l’histoire d’« une jeune fille dans un camp de concentration » 1219 – et aux conflits présents – et particulièrement le conflit entre « les Juifs et les Arabes » 1220 en Palestine, symbolisé par la ville de « Jérusalem » 1221 , les deux choreutes se donnent de l’«épluchure » 1222 , du « gueux tout mité » 1223 , de la « chauve-souris » 1224 et du « vieux chien frileux. » 1225

Enfin, outre la tragédie et la comédie, le spectacle emprunte au merveilleux, notamment avec le personnage de la Nuit, vieil ange noir aux ailes rognées mais à la voix céleste, et avec les enfants Ezéchiel, « merveilleuse visitation » 1226 que reçoit leur mère. Le statut de revenant des personnages de Daniel et Benjamin est subtilement figuré dans le spectacle, quand, sur une musique de requiem, deux jeunes comédiens manipulent les marionnettes qui viennent caresser leur mère. La pièce mêle ainsi des emprunts à la tragédie antique, à la comédie élisabéthaine, au drame sacré, mais aussi au théâtre documentaire et à la dramaturgie du procès. De même sont mêlées l’ambition d’instruire l’affaire du sang contaminé et celle de livrer un drame de la « conscience » 1227 . L’entrelacs d’esthétiques qui divergent dans leur degré de codification sémantique dit aussi, dit surtout le rejet d’une univocité qui serait propre au militantisme et au théâtre militant, et tous les enjeux demeurent subordonnés à l’exigence absolue que prime l’appréhension artistique, pour les artistes comme pour le public. A l’inverse, le film de Catherine Vilpoux, pourtant lui aussi intitulé La Ville Parjure, constitue un objet hybride sur le plan esthétique, mais dont le militantisme se fait sans équivoque. Ce « docu-drama » au sens propre mêle des extraits d’une captation du spectacle à des images – photos et vidéos – d’archives, qui étoffent le chœur des « sans » et articulent le scandale de la pauvreté au scandale du sang contaminé. Et l’existence de cet objet qui contient des attaques beaucoup plus directes à l’égard des responsables médicaux et politiques accentue cette impression d’une répartition des rôles et d’un refus que prime le militantisme sur scène. Cette tendance nous paraît encore accentuée dans Le Dernier Caravansérail. (Odyssées), qui nous semble constituer l’exemple parfait d’une appréhension esth-éthique de la réalité politique.

Notes
1169.

Hélène Cixous, La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes, Paris, Éditions Théâtre du soleil, 1994, p. 11.

1170.

Idem.

1171.

Idem.

1172.

Idem.

1173.

Idem.

1174.

Ibid.p. 14.

1175.

Ibid., p. 20.

1176.

Ibid., p. 15.

1177.

Ibid., p. 16.

1178.

Ibid., p. 38.

1179.

Idem.

1180.

Ibid., p. 41.

1181.

Ibid., p. 155.

1182.

Ibid., p. 163.

1183.

Ibid., p. 154.

1184.

Voir infra, Partie IV, chapitre 2, 1, c, iii.

1185.

Ibid., pp. 150-151.

1186.

Ibid., p. 41.

1187.

Ibid., p. 58.

1188.

Ibid., p. 199.

1189.

Ibid., p. 200.

1190.

Ibid., p. 201.

1191.

Ibid., p. 42.

1192.

Ibid., p. 120.

1193.

Ibid., p. 41.

1194.

Ibid., p. 211.

1195.

Ibid., p. 219.

1196.

Ariane Mnouchkine, in Maria Shevtsova, « Sur La Ville Parjure. Un théâtre qui parle aux citoyens », Alternatives Théâtrales n°48, avril 1995, p. 71.

1197.

Epigraphe, ibid., p. 8.

1198.

Ibid., p. 140.

1199.

Idem.

1200.

Ibid., p. 70. 

1201.

Idem.

1202.

Ibid., p. 141.

1203.

Ibid., p. 142.

1204.

Idem.

1205.

Idem.

1206.

Ibid., p118.

1207.

Ibid., p. 60.

1208.

Ibid., p. 201.

1209.

Ibid., p. 138.

1210.

Ibid., p. 196.

1211.

Ibid., p. 104.

1212.

Ibid., p. 206.

1213.

Ibid., p. 60.

1214.

Ibid., p. 74.

1215.

Ibid., p. 91.

1216.

Ibid., p. 62.

1217.

Idem.

1218.

Idem.

1219.

Ibid., p. 63.

1220.

Idem.

1221.

Idem.

1222.

Idem.

1223.

Idem.

1224.

Idem.

1225.

Idem.

1226.

Ibid., p. 46.

1227.

Ibid., p. 129.