Conclusion. L’artiste « citoyen » et la politique de la pitié. Un engagement au nom du clivage Bien/Mal.

La cité du théâtre politique œcuménique peint l’artiste en citoyen engagé dans les affaires du monde. 1989 opère à ce titre comme un tournant qui vient réactiver en les renouvelant les enjeux hérités de la lignée du théâtre populaire national que nous décrivions dans notre premier chapitre. La commémoration non révolutionnaire de la Révolution que constitue le Bicentenaire, événement dans lequel les artistes de théâtre s’impliquent fortement, vient catalyser une resémantisation des idéaux de la Révolution Française.

Comme leurs aînés, les artistes contemporains de la cité du théâtre politique œcuménique oscillent entre célébration des idéaux démocratiques et universalistes portés par la République, et critique des éventuels manquement de telle ou telle incarnation de la République à ces valeurs. Mais, à l’heure où la réalité révolutionnaire a ôté toute illusion quant à l’idéal qu’elle était censée porter, le Bicentenaire retient significativement la Déclaration des Droits de l’homme comme acquis essentiel de la Révolution et comme fondation de la démocratie française. La défiance contemporaine des artistes à l’égard de la classe politique vient de plus s’ajouter au refus d’un art partisan caractéristique de la lignée du théâtre populaire dans laquelle s’inscrit la cité du théâtre politique œcuménique, et l’on ne peut désormais plus assimiler cette dernière à une forme de militantisme républicain. L’insistance sur le caractère universel de ces droits de l’homme vient par ailleurs estomper fortement la référence à la Nation, y compris à la nation républicaine, et entériner donc un élargissement du « peuple » auquel se réfèrent les artistes revendiquant la filiation avec le théâtre populaire, désireux d’en finir avec tout soupçon de nationalisme.

S’il n’est en réalité que virtuellement universel, le cadre est élargi à l’Europe toute entière, et la chute de l’Empire Soviétique est interprétée dans la cité du théâtre politique œcuménique comme la mort de l’idéologie marxiste, considérée qui plus est comme la seule « idéologie ». De ce fait 1989 est considéré comme l’avènement d’un ordre nouveau qui rend possible le triomphe unilatéral des droits de l’homme et de la démocratie, idéal autour duquel toutes les forces de progrès doivent se rassembler. C’est ce nouvel espoir – et cette nouvelle idéologie – que vont porter les artistes de théâtre tout au long des années 1990, combattant au nom des valeurs démocratiques contre leurs nouveaux ennemis venus succéder à celui que constituait l’idéologie marxiste.

« Œcuménique », ce théâtre met l’accent sur les notions de rassemblement et d’universalité, il n’en s’agit pas moins, plus ou moins implicitement, d’exclure ce qui s’oppose à ces valeurs, bien que les artistes semblent peu concernés par les accusations d’impérialisme idéologique qui répondent parfois aux actions menées au nom des droits de l’homme. Le terme d’œcuménisme se justifie d’autant plus que, puisqu’il est désormais question d’idéal et non d’idéologie, il est question de principes davantage éthiques que politiques. A. Mnouchkine et O. Py constituent les figures de proue de cette lutte sans faille contre la « Barbarie » et contre le Mal, qui peut prendre le visage d’un Milosevic ou celui, plus abstrait, des lois anti-asile, dans cette cité fondée sur une axiologie opposant le bien au mal, et les victimes aux bourreaux.

L’engagement diffère de celui à l’œuvre dans la cité du théâtre de lutte politique tant dans les mobiles – l’idéal s’opposant à l’idéologie – que dans les modalités. En effet, la cité du théâtre politique œcuménique se caractérise par la prééminence de l’engagement artistique sur l’engagement politique, et en outre, ce qualificatif n’est applicable que dans le sens de la « politique de la pitié » (Boltanski.) En effet, la « vocation politique ontologique » du théâtre à l’heure de la dépolitisation des artistes passe certes par l’ambition ancienne d’un théâtre qui traite des affaires de la cité, et l’ambition est réaffirmée avec le terme même de « théâtre citoyen », mais ce dernier terme dit à la fois le rejet du « théâtre politique » et sa conséquence contemporaine qu’induit le rejet d’une vision politiquement clivée du monde. L’artiste qui ne tire plus la légitimité de son engagement de son appartenance idéologique ou partisane se trouve dans une position ambivalente, et son implication à la fois la plus directe et la plus symbolique possible est destinée à compenser en quelque sorte par la compassion au sens strict de partage physique de la souffrance, le fait de ne pas partager la condition des malheureux au nom desquels il prend la parole, femmes bosniaques, sans papiers ou réfugiés. Il se fait témoin à la fois au sens où il raconte ce qu’il a vu, au sens où il accuse, au sens où il prend la parole au nom de ceux qui ne peuvent le faire, et au sens chrétien où il se veut le martyre de la cause qu’il défend.

Pour sacrificielle qu’elle puisse paraître, cette posture permet aux artistes de cette cité de maintenir, quoique sous une forme inusitée, la foi dans la conception universaliste et dans la mission civilisatrice de l’art et de la culture héritée des chantres du théâtre populaire. On peut toujours définir le théâtre comme un art politique au sens légitimiste de ce terme, en ce qu’il est inscrit dans le cadre de l’action publique par les pouvoirs politiques. Mais la légitimation de ce financement public de la culture par la « grandiloquence » (Urfalino) jadis attachée à la vocation d’un « théâtre de service public » chère à Vilar, ne peut plus désormais se reposer sur elle. Les artistes contemporains prennent en effet acte de la triste réalité statistique qui ne se dément pas tout au long de la période, selon laquelle si la décentralisation est achevée, la démocratisation paraît inachevable, et, pire, que non seulement le théâtre n’a pas réussi à toucher le « non-public », mais que désormais il convient moins de parler des exclus du théâtre que du théâtre comme exclu, tant cet art ne touche plus désormais qu’une frange minoritaire de la population. La focalisation sur la mission civilisatrice et sur la lutte pour les droits de l’homme et contre la Barbarie doit donc se comprendre aussi en tant que nouvel argument de légitimation, destiné à répondre à ceux qui voudraient se saisir des chiffres sur la fréquentation des salles, pour plaider contre le financement public de la culture en général et du théâtre en particulier.

Dans ce double contexte d’une dépolitisation des artistes et d’une crise de légitimité liée non seulement à la crise concomitante de la notion de « peuple », mais aussi à celle de la représentativité du « public » de théâtre, la référence à l’héritage de la lignée incarnée par Copeau ou Vilar est utilisée à la fois pour réaffirmer la vocation d’espace public du théâtre mais aussi, paradoxalement, pour revendiquer le primat absolu de l’esthétique dans la création. La cité du théâtre politique œcuménique s’affirme avant tout comme un art militant par et pour… le théâtre.Dans cette mesure, le discours de certains artistes va alors renouer en le radicalisant avec celui de la lignée de « théâtre populaire » de la fin du XIXe siècle, qui faisait primer l’engagement esthétique dans les œuvres sur l’engagement civique de l’artiste, et, par une autre relecture de l’histoire théâtrale, revendiquer l’appartenance à l’illustre lignée du « théâtre d’art. »