Chapitre 3. Le théâtre populaire contemporain comme théâtre d’art

Introduction. Le renouveau du « théâtre d’art » depuis les années 1980 ou la redéfinition de l’utopie de l’art kantienne.

‘« Si l'on devait aujourd'hui, et aujourd'hui plus encore qu'il y a dix ans, faire vœu pour un théâtre d'art, il faudrait qu'il puisse redonner sens à l'étrange alliance de mots de cette formule rebattue, théâtre populaire. Le théâtre est autant archaïque que novateur, il est un miroir du monde et le contraire du journalisme, il est de la pensée pure sans être discursif. Comment peut-il […] rester populaire en étant minoritaire ? Ou comment passer d'un théâtre élitaire pour tous à un théâtre salutaire pour chacun ? » 1269

Ces propos, prononcés par Olivier Py en mai 2006, prolongent le débat suscité par l’édition 2005 du festival d’Avignon entre partisans et détracteurs du « théâtre populaire », et attestent de l’évolution argumentative suggérée par notre chapitre précédent. La légitimation du « théâtre populaire » ne passe plus tant par la référence à sa « mission de service public » conçue en termes de démocratisation du public, que par la spécificité de l’art en général et du théâtre en particulier en tant que discours sur le monde. Le « théâtre d’art » vient ainsi compléter, voire préciser le sens à donner à l’expression « théâtre citoyen. »Pour O. Py, le théâtre est doté d’une fonction civilisatrice en ce qu’il tend un miroir critique au monde et à la société sans être pour autant « discursif », et l’artiste voit sa spécificité renforcée au sein de la plus large communauté des intellectuels, au point de s’en démarquer. En ce sens, la conception de l’art implicitement contenue dans le propos de O. Py renoue avec l’esthétique kantienne totalement évacuée dans la cité du théâtre postpolitique.

Dans La Critique de la faculté de juger 1270 , Kant se consacre à un type spécifique de prétention à l’universalité. Le jugement de goût diffère du jugement de connaissance, en ce qu’il rapporte la représentation non pas à la désignation de l’objet mais au sentiment qu’éprouve le sujet face à l’objet 1271 , ce qui le démarque radicalement de l’universalité cognitive et logique, et pourrait de ce fait rendre problématique la communication de ce sentiment. Pourtant, le jugement esthétique prétend lui aussi au statut de communicabilité universelle a priori, mais avec la précision qu’il s’agit d’une « communicabilité universelle […] subjective» 1272 Est beau ce qui plaît « sans concept » 1273 et fait l’objet d’une « satisfaction universelle » 1274 et « désintéressée. » 1275 La communication se fait chez Kant « communion des expériences esthétiques » 1276 , puisqu’elle ne passe pas par la médiation de concepts, mais elle diffère de la communion en ce que le beau suscite un partage verbal. La Critique de la Faculté de juger tente ainsi de « résoudre le problème capital de la philosophie moderne : l’intersubjectivité. […] Dans l’acte esthétique, l’homme affirmant l’universalité de son sentiment dépasse son moi et rejoint autrui. » 1277

Cette intersubjectivité peut être entendue de deux façons, et suscite ainsi deux interprétations du projet kantien qui, sans être exclusives l’une de l’autre, constituent la matrice de deux définitions modernes de l’art. Soit l’on insiste sur la construction de l’ouvrage, et sur le fait que le jugement esthétique s’articule pour Kant au jugement téléologique. Pour fonder l’universalité d’une communication purement subjective, d’un « sens commun esthétique » 1278 , Kant convoque d’ailleurs la notion d’« état d’esprit. » 1279 En ce sens, Kant annonce la conception religieuse de l’art théorisée par Schiller 1280 puis par les Romantiques 1281 , articulée à la figure de l’artiste comme mage et comme prophète. Et O. Py, fervent catholique, s’inscrit dans cette conception de l’art et plus spécifiquement encore du théâtre comme royaume de la « pensée pure », non discursive et « salutaire », autrement dit destinée à œuvrer au salut de l’individu. Mais le fait que la Critique de la Faculté de juger ait été publiée en 1790, soit juste après le déclenchement de l’événement, capital pour Kant, que constitue la Révolution Française, peut conduire à interpréter ce texte « dans la perspective du projet égalitaire des Lumières, avec sa portée politique. » 1282 De fait, l’universalité en droit du goût est interrogée par Kant à la fin de la « Dialectique du jugement esthétique » en relation avec l’inégalité de fait de la communauté humaine, y compris dans son versant culturel :

‘« Une telle époque et un tel peuple devaient donc d’abord découvrir l’art de la communication réciproque des Idées des classes les plus cultivées avec les plus incultes, l’adaptation du développement et du raffinement des premières à la simplicité naturelle des secondes, et, de cette manière, devaient trouver entre la culture supérieure et la modeste nature l’intermédiaire qui constitue aussi pour le goût, en tant que sens commun humain, la juste mesure qui ne peut pas être donnée par des règles universelles. » 1283

La question kantienne devient alors, pour reprendre la formule de J. Rancière, de savoir « par quelles voies peut passer une égalité de sentiment qui donne à l’égalité proclamée des droits les conditions de son exercice réel. » 1284 Kant pose l’universalité du jugement esthétique et récuse politiquement « l’absolutisation de l’écart entre la " nature " populaire et la "culture" de l’élite. » 1285 L’on peut alors considérer, comme le fait Y. Michaud, que Kant inaugure une utopie de l’art corrélative de l’utopie de la citoyenneté,  en ce que « l’universalité formelle du jugement de goût et la sociabilité communicationnelle qui la garantit et qu’elle garantit, non seulement anticipent l’égalité à venir, le devenir réel de l’utopie citoyenne, mais contribuent à sa réalisation. » 1286 Le monde n’est plus pensé comme étant dans son principe, et donc « irrémédiablement » 1287 , « partagé entre les plus cultivés et les plus incultes, puisqu’il y a précisément cette universalité formelle du jugement de goût » 1288 , et l’art ainsi défini, parce qu’il rappelle l’universalité présente en tout homme et l’égalité a priori entre les hommes, « vient étayer et redoubler l’égalité citoyenne par ailleurs posée » 1289 , et constitue un principe de transformation et de civilisation en acte de l’humanité. 1290

De ce point de vue, l’on mesure que la conception de O. Py rompt avec l’utopie démocratique associée à l’utopie de l’art kantienne. Jugeant indépassable le décalage entre l’égalité et l’universalité de droit du jugement esthétique et la minorité de fait du théâtre, il conserve de l’utopie kantienne la forme spécifique de la communicabilité esthétique, de l’ordre de la communion intersubjective, mais la découple de toute ambition – et plus encore de toute réalisation – d’un projet émancipateur et égalitaire, autrement dit la découple de l’utopie démocratique. O. Py estime d’ailleurs que le théâtre est moins en crise en ce début de XXIe siècle que dans les années 1980 précisément parce qu’il a su « fai[re] le deuil du théâtre comme grand média, porteur de changements pour la société. » 1291 L’inscription dans la lignée du théâtre populaire se fait donc au prix d’une mise à distance d’un des deux aspects non seulement de l’idéal vilarien, mais même du mot d’ordre de Vitez, qui prônait un « théâtre élitaire pour tous ». Vilar et Vitez tenaient pour consubstantiellement liées la conception a priori de l’œuvre d’art comme objet d’une admiration universelle avec la volonté d’un élargissement réel de la composition du public, tandis que O. Py découple ces deux ambitions, estimant que l’on peut faire un théâtre populaire et pourtant minoritaire. Salutaire pour chacun, le théâtre populaire selon O. Py abandonne à la fois sa mission pédagogique et sa mission collective, autrement dit rompt avec l’idéal républicain contenu jusqu’alors dans la lignée œcuménique du théâtre populaire. Ce faisant, il radicalise également la rupture esthétique de cette lignée avec la lignée d’un théâtre populaire de classe. Les propos de Py érige le journalisme, mais aussi, implicitement, le théâtre documentaire en repoussoir, lui opposant ce que l’on pourrait nommer une esthétique de la transfiguration. Rappelons que O. Py refuse l’appellation « théâtre politique » 1292 parce qu’il refuse de ravaler son œuvre artistique au rang d’instrument au service d’un propos politique préalable et prééminent. Il récuse même l’expression « théâtre citoyen » qui porte en germe les mêmes dérives selon lui :

‘« Cette idée d'utilité civique du théâtre me gêne. On ne peut pas demander au théâtre de résoudre la fracture sociale ou de réparer la couche d'ozone. En revanche, on peut faire ce que j'appellerais un théâtre de l'inquiétude, ou de l'impatience. Un théâtre qui se soucie du monde avec ses propres armes : l'actualité, c'est le vent dans les yeux d'Homère. […] On ne s'adresse pas qu'au citoyen, on s'adresse au mortel. C'est très fondamental : si on perd cette idée, on va perdre le théâtre lui-même, on va perdre l'art. Ce mortel qui peut réfléchir sur les institutions démocratiques ou la place de l'étranger dans la société doit aussi méditer sur sa propre caducité, sur la vanité du pouvoir, sur des choses qui dépassent les faits de société. C'est ce que je veux dire quand je parle de théâtre populaire plus que de théâtre citoyen. » 1293

Le théâtre et l’action politique sont deux choses bien distinctes, qui peuvent se juxtaposer mais non se mêler, et sont très clairement hiérarchisées. La conception que se fait O. Py de l’artiste et du théâtre populaire mérite de ce fait pleinement sa transsubstantiation en théâtre d’art. Pour mieux cerner les enjeux portés par cette formule, nous avons fait le choix de nous centrer sur un fait qui nous paraît emblématique, la relecture, la réécriture presque, de l’œuvre de Brecht en général, et de La vie de Galilée en particulier.

Notes
1269.

Présentation de la Rencontre du 22 mai 2006 animée par Olivier Py au Théâtre du Rond Point dans le cadre de La grande Parade de Olivier Py, présentation disponible sur le site du Théâtre du Rond-Point.

1270.

E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1968.

1271.

Ibid., p. 49.

1272.

Ibid., p. 60.

1273.

Ibid., p. 55.

1274.

Idem.

1275.

Idem.

1276.

Yves Michaud, op. cit., p. 234.

1277.

Alexis Philonenko, Introduction à la Critique de la Faculté de Juger, Paris, Vrin, 1980, p. 10.

1278.

Kant, op. cit., p. 128.

1279.

Ibid., p. 78.

1280.

Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), trad. Fr. Paris, Aubier, 1992.

1281.

Pierre Bénichou, Le temps des prophètes. Doctrines de l’art romantique, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1977, et Les mages romantiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1988.

1282.

Yves Michaud, op. cit., p. 235.

1283.

Kant, op. cit., paragraphe 60, p. 1147

1284.

Jacques Rancière, Le philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1982, p. 283.

1285.

Ibid., p. 283.

1286.

Yves Michaud, op. cit., p. 237.

1287.

Idem.

1288.

Idem.

1289.

Ibid., p. 240.

1290.

Ibid., pp. 240-241.

1291.

Olivier Py, « On ne peut pas demander au théâtre de résoudre la fracture sociale », propos recueillis par Fabienne Darge et Nathaniel Herzberg, Le Monde, 04. 05. 2007.

1292.

O. Py, Libération, 22 janvier 1999, article cité.

1293.

Olivier Py, « On ne peut pas demander au théâtre de résoudre la fracture sociale », article cité.