c. Les années 1980 : La « traversée du désert. » (Dort.)

Au cours les années 1980 Brecht connaît en France une « traversée du désert », 1310 pour reprendre la formule de B. Dort. Il est peu joué, et l’on représente essentiellement les œuvres de jeunesse, teintées d’anarchisme et de poésie rimbaldienne. « On le tient pour ennuyeux, à moins qu’on ne le décrète dépassé. » 1311 Même « la vieille garde de la décentralisation » 1312 paraît l’avoir quelque peu oublié, pour ne rien dire de la critique. Dort cite notamment un article de Libération, paru à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Brecht, et dont le contenu paraît bien illustrer le climat idéologique de réception de l’œuvre de Brecht dans les années 1980 :

‘« Que Bertolt aille se faire dorer. Sale con ! Car s’il y a quelque chose à sauver chez Brecht et Weill, c’est […] d’abord ce réalisme poétique, ce " fantastique social " cher à Mac Orlan. On se tamponne du message bolchevik et de la " distanciation " brechtienne (la distance en question, on en connaît désormais la mesure exacte : 24 cm, la longueur d’un revolver Nagant, 7, 62 mm, l’arme de poing standard du NKVD. » 1313

C’est donc le contexte idéologique qui explique essentiellement l’évolution de la réception de Brecht, de même que les retombées de ce contexte dans la définition de la fonction du théâtre :

‘« On peut parler ici d’un retour du refoulé. De ce qui s’était trouvé refoulé lorsque ce théâtre mettait au premier plan sa mission civique, politique, sinon révolutionnaire. En témoignent les choix de répertoire (constatons en gros, que Tchékhov a pris la place de Brecht pour ce qui est des " classiques modernes") et, plus encore, la conception que les acteurs se font de leur métier et le rôle que ce théâtre assigne à son public. […] Le narcissisme a, de nouveau, droit de cité. Une nouvelle vague de stanislavskisme, fortement teintée de reflets d’Actors’ Studio, déferle sur nos plateaux […], la scène, loin d’être considérée comme une estrade ou un podium, est revendiquée en tant qu’espace intime, privé […] un désir d’identification hante à nouveau le théâtre. » 1314

L’on peut parler d’évolution du « climat intellectuel », dans la mesure où les conceptions esthétiques des artistes de théâtre et leurs évolutions découlent de celles de leurs conceptions idéologiques :

‘« Sans doute [ce climat intellectuel ] se caractérise-t-il, momentanément, par un renoncement à l’idée que la pensée est susceptible de changer le monde. Nous sommes passés du temps de la critique (voire celui de la pensée négative) à l’ère du constat. Certains intellectuels ont fait du marxisme leur bête noire. Souvent, ceux-là même qui, autour des années 68, l’avaient célébré comme la science et la philosophie mêmes. Ils avaient exalté Brecht – un Brecht annonciateur de ce qu’ils appelaient la pensée Mao-Tsé-Tung […]. Aujourd’hui, ils le rejettent au nom, précisément, de la caricature qu’ils en avaient faite alors […]" Brecht apparaît comme l’ultime exemple de cette monstruosité incontestée : l’art militant. " 1315 » 1316

Dans les années 1980, du fait de l’évolution du contexte politique international, le processus de démythification entamé au cours des années 1970 s’accélère, et deux options se démarquent dans le rapport à Brecht, le rejet global du dramaturge communiste dans un premier temps, puis la dissociation du poète et du militant. La raison du rejet de Brecht est profonde, souligne alors Bernard Dort, et tient ni plus ni moins à sa conception de l’homme et du monde, au fait que, comme le disait le dramaturge dans une intervention, presque testamentaire, « pour pouvoir être " restitué par le théâtre ", il fallait que le " monde d’aujourd’hui " soit " conçu (et, ajoutait-il, "décrit") comme transformable. " […] Or, l’idéologie dominante actuelle, à la différence de celle des précédentes, doute de cette transformabilité, quand elle ne la récuse pas. Dès lors, à quoi bon Brecht ? » 1317 Et, dans la mesure où personne ne peut nier que Brecht est l’un des plus grands hommes de théâtre du XXe siècle, il va s’agir de dépoussiérer Brecht en le « désidéologisant », en l’inscrivant donc dans l’illustre autant qu’équivoque lignée du théâtre d’art.

Notes
1310.

Ibid., p. 6.

1311.

Idem.

1312.

Idem.

1313.

Phil Casoar, « New Weill, new wave », Libération .31 décembre 1985. Article cité par B. Dort, ibid., p. 7.

1314.

Ibid., pp. 8-9.

1315.

Guy Scarpetta, Brecht ou le soldat mort, Paris, Grasset, 1979.

1316.

Bernard Dort, « La traversée du désert. Brecht en France dans les années 80 », p. 9.

1317.

Idem.