L’idée d'une marche irrépressible et irréversible de l'Histoire sur laquelle les hommes n'auraient aucune prise semble par exemple animer Patrice Chéreau, ancien pourfendeur du théâtre bourgeois devenu oublieux de la devise de Théâtre Populaire selon laquelle « l'art peut et doit intervenir dans l'Histoire », et converti en héraut d'un théâtre qui se défend d'une quelconque préoccupation révolutionnaire, que ce soit en termes de contenu ou même d'esthétique. L’un des auteurs des Cités du Théâtre d'Art, Anne-Françoise Benhamou, retrace ainsi le parcours de l’ancien directeur démissionnaire du Théâtre de Sartrouville devenu en 1979 le fossoyeur du théâtre révolutionnaire, qui célèbre sa « mort exemplaire » et conspue sous la forme d'une autocritique les ambitions de la Déclaration de Villeurbanne 1324 :
‘« "Quand j'ai commencé à faire du théâtre, je suis entré à fond dans ces idées : le théâtre est un vrai combat, etc... Et on oublie que la personnalité du théâtre, c'est sa légèreté." Non sans provocation, c'est dans une revue marquée par ses choix politiques que Patrice Chéreau tient ces propos, à une époque où certains de ses détracteurs l'accusent avec violence de pratiquer un théâtre d'esthète, un théâtre aux raffinements décadents, désengagé, peu soucieux du contenu, réactionnaire sur le fond, un théâtre qui aurait renoncé à la recherche d'un nouveau public. Ce dont, à sa gauche, on fait alors grief à Chéreau, c'est d'avoir trahi son camp. En effet, son activité théâtrale s'était d'abord placée de la façon la plus nette sous le signe de Brecht - directement et indirectement via l'influence de Planchon et de Strehler. […] Par [son] premier spectacle [ L'intervention ] où s'entrelaçaient le thème de la lutte des classes et les jeux de la séduction, ainsi qu'avec les mises en scène qui suivirent, encore fondées sur les analyses marxistes, Chéreau rejoignait sans ambiguïté les rangs d'un théâtre intervenant justement, nourri de l'espoir d'un progrès social et historique, un théâtre confiant dans sa capacité à participer à la transformation du monde. En 1973 au contraire, comme le montre cette interview, le souci premier de Chéreau n'est plus "la fonction du théâtre dans notre société" […] mais bien l'artisanat du théâtre lui-même ; il semble s'intéresser plus au rapport du théâtre à sa propre mémoire […] qu'à son engagement dans l'Histoire. » 1325 ’L’ancien ami de P. Chéreau, le critique Gilles Sandier, aura des mots très durs pour qualifier une évolution qui s’apparente à ses yeux à une trahison. 1326 Il semble donc que, si une grande partie de la génération de metteurs en scène propulsée sur le devant de la scène en Mai 1968 au nom d’ambitions et de pratiques révolutionnaires s’est depuis convertie au « théâtre d'art », entendu comme repoussoir d’un théâtre politique doublement coupable de compromission idéologique et de médiocrité artistique, d’autres contestent cette évolution. Ainsi, la notion de « théâtre d'art » condense les oppositions entre les différentes définitions du théâtre, qui constituent selon nous des frontières infranchissables entre la cité du théâtre postpolitique et la cité du théâtre politique œcuménique d’une part, et la cité du théâtre de lutte politique d’autre part. P. Ivernel a d’ailleurs qualifié cette définition « pure » du théâtre d’« idéologie esthétique » 1327 , qui n'est sepas compréhensible hors du contexte politique international et national contemporain. La notion de théâtre d’art se trouve également convoquée comme repoussoir par les détracteurs d’un théâtre hermétique et surtout dispendieux, dont les fastes sont jugés détachés de tout sentiment de responsabilité à l’égard des notions de service public ou de mission politique, retranché, replié sur l’art. Tel est l’avis rétrospectif de Robert Abirached, Professeur d'Université et ancien Directeur du Théâtre et des Spectacles de Jack Lang :
‘« Dans le domaine des arts, les années 1980 auront été marquées par un retour assez général à la frivolité, conforté par une défiance affichée à l'égard des prétentions de l'intelligence critique. De plus en plus communément, le grand public s'est accoutumé à considérer les œuvres de l'esprit et de l'imagination comme des produits que l'on lance, qu'on consomme et qu'on jette […] A mesure que le débat politique et social s'anémiait autour de lui et que les principales utopies inscrites jusqu'ici à l'horizon de l'histoire se délitaient l'une après l'autre, le théâtre subventionné a achevé de rompre avec la tradition qui l'avait fondé et qui parlait de public populaire, d'égalité culturelle, de pédagogie, d'engagement, de civisme et d'éthique. […] Au cours de la décennie [1980], la plupart des metteurs en scène ont défendu et illustré un théâtre d'art 1328 , qui a été pendant un long moment sensible à la fascination du jeu avec les images, avec ce qu'elle entraîne de décors dispendieux et de prouesses techniques onéreuses : ils se sont, par force et sans se l'être toujours avoué, accommodés du règne grandissant de l'argent, naguère honni par leurs prédécesseurs, pour mieux affirmer leur autonomie créatrice et le droit de chacun à son expression personnelle. 1329 Les troupes des centres dramatiques nationaux ont achevé de se dissoudre les unes après les autres, pour laisser la place au recrutement d'acteurs à la valeur marchande étroitement hiérarchisée […] » 1330 ’La notion de « théâtre d’art » est donc moins à comprendre comme un concept historique que comme le lieu d’un affrontement entre différentes conceptions et légitimations du théâtre, et les auteurs du livre reconnaissent d’ailleurs que si le concept de « théâtre d'art » est né à la fin du XIXe siècle avant tout en rupture avec le « théâtre de loisir » ou théâtre de divertissement, il a ensuite davantage servi comme « repoussoir » voire comme « repli » d'un théâtre aux ambitions politiques :
‘« Lorsque les utopies déclinent et les idéologies refoulent, lorsque la marée basse du prométhéisme social arrive, l'on trouve refuge dans le théâtre d'art. Cela explique son retour dans les années trente après la vague d'espoir historique des années vingt, de même que son rappel dans les années quatre-vingt lorsque les espérances de 68 s'effondrent. On revient au théâtre d'art comme le fils prodigue à la maison du père. » 1331 ’L’ouvrage relit donc l’histoire théâtrale à l’aune d’une définition du théâtre affranchie de toute inféodation politique, et c’est avec ce prisme qu’est notamment revisitée l’œuvre de Brecht.
Anne-Françoise Benhamou résume les ambitions de la Déclaration en ces termes : « Les signataires appelaient le théâtre public à réexaminer sa collusion avec la culture bourgeoise et à devenir enfin véritablement populaire par une politisation toujours accrue et par la recherche du "non-public. " » Anne-Françoise Benhamou, « Patrice Chéreau, utilité et futilité », in Les Cités du théâtre d'art, op. cit., p. 301.
Ibid, pp. 299-301.
« Quand je vois Chéreau ovationné par les douairières bavaroises, les dandys et les snobs de la nouvelle Europe, les amateurs d'Opéra et esthètes de tout poil, et même par les amoureux de musique capables cependant d'investir des francs lourds par milliers pour une semaine chez Wagner, quand je le vois, le soir de Lulu à l'Opéra, saluer Raymond Barre, Helmut Schmidt et Edouard Heath, je ne puis me défendre d'une vraie amertume. Oui, Patrice, je t'interpelle publiquement. Tu ne répondras pas ; les « Superstars » (!), ces minables idoles, usent toujours du mépris. Et pourtant, comment peux-tu sans honte, sans te renier, accepter de voir A. Mnouchkine occuper seule l'espace où tu avais naguère fait semblant de t'établir ? Comment peux-tu accepter, ayant été ce que tu fus, de te voir aujourd'hui le fournisseur domestique, patenté, glorieux et misérable, des maîtres de l'Europe ? Comment peux-tu accepter d'être absent depuis des années de tout travail théâtral en France, quand tu es encore en principe le principal co-directeur du TNP (Théâtre National Populaire, si je me souviens bien ?). Faut-il qu'une gloire imbécile t'ait fait perdre une tête qu'on croyait solide et digne d'être estimée ? Faut-il que tu te sois fait de cette gloire une idée habituelle et petite pour te couper ainsi de tout ce qui est, ici et maintenant, le tissu de notre histoire ? Cela, il fallait que je te le dise. C'est fait. Bonne chance à la Cour des maîtres. Pauvre Patrice. » in Théâtre en crise. Des années 1970 à 1982, Gilles Sandier, Paris, La Pensée sauvage, 1982, pp. 101-102.
P. Ivernel, « Postface », in Le théâtre d'intervention aujourd'hui, Etudes Théâtrales n°17, 2000, p. 138.
Nous soulignons.
Nous soulignons également. Cette idée a été largement reprise par Olivier Py lors de la rencontre précédemment évoquée sur le théâtre populaire (Théâtre du Rond-Point, 22 mai 2006.)
Robert Abirached, Le théâtre et le Prince, I. L'Embellie, 1981-1992, Arles, Actes Sud, 2005, pp. 202-203.
Ibid, p. 18-19.