b. Brecht, emblème des enjeux idéologiques des Cités du théâtre d’art.

La vraisemblance du portrait de Brecht en homme du théâtre d’art, qui n’est d’ailleurs pas nouvelle 1332 , semble accréditée dans l’ouvrage par le fait que c'est l'un des maîtres du théâtre d'art, Giorgio Strehler, qui le peint sous ces traits :

‘« Pour revenir au théâtre d'art au XXe siècle, je voudrais commenter un article que je trouve magnifique de François Regnault, paru dans la revue Théâtre en Europe n° 9 de 1986. Il s'intitule Le conte des trois cités. "Le premier attendait tout du théâtre, pour le second le théâtre n'était rien que le théâtre, le théâtre pour le troisième c'était le théâtre et aussi autre chose. " Le premier, Jacques Copeau, le second Louis Jouvet, ne forment sans doute pas avec Bertolt Brecht, le troisième, un trio, ni un groupe et nul ne les vit tous les trois ensemble. Le second fut l'élève du premier et le troisième, pour la France, venait d'ailleurs. Cependant, on feindra qu'ils incarnent […] trois pôles différents, opposés, d'une conception de la place du théâtre […] dans la cité, dans la société. » 1333

Si ces pôles sont opposés, pourquoi vouloir les unifier ? Décrire cette lignée revient bel et bien à écrire le « conte » du théâtre d'art et non son histoire, et le titre de l'article de François Regnault dont s’inspire Strehler est d'ailleurs dépourvu d'ambiguïté. Strehler ne retient de Brecht qu'une vision partielle et partiale, construisant une figure de repenti potentiel de l'idéologie marxiste, éminemment conscientisé politiquement et conscient de l'impossibilité pour le théâtre de changer le monde et donc d'agir politiquement :

‘« Brecht m'a appris aussi qu'on peut comprendre les choses dans un certain sens, et ensuite on peut faire son autocritique, réaliser que l'on a fait une erreur. A ce moment là, j'ai découvert que je peux répéter avec l'acharnement de Jouvet et en même temps aller voter. Brecht m'a fait découvrir l'usage de la dialectique non seulement au théâtre mais dans la vie aussi. […] "Le théâtre peut-il changer le monde ? Chaque jour on me demande ça !" disait Brecht. Il peut changer, comme la musique ou les autres arts, d'un millimètre. Qui sait, peut-être qu'il ne change rien sauf lui-même. » 1334

Sans doute Brecht était-il modeste quant à la réussite d’un théâtre conçu comme une entreprise politique destinée à changer le monde, particulièrement à la fin de sa vie et donc au moment de sa rencontre avec Strehler. Sa position ne saurait pour autant être réduite à l’aveu d’une impuissance politique sereinement assumée, essentiellement parce que la pensée de l’art de Brecht a profondément évolué à mesure des événements historiques, comme en témoignent entre mille exemples des pièces comme La Mère et plus encore le Lehrstück La Décision, ou encore des poèmes comme L’Eloge du Révolutionnaire 1335 , l’Eloge du Parti 1336 ou l’Eloge du travail clandestin 1337 , textes qui tous s’inscrivent explicitement dans le combat révolutionnaire, « la parole » 1338 étant prise pour « appeler les masses, d’une voix claire, à la lutte » 1339 contre « les oppresseurs » 1340 , les « capitalistes. » 1341 Certes cette prééminence du politique sur l’artistique n’est pas vécue par Brecht avec un enthousiasme unilatéral, mais elle n’en est pas moins posée comme une exigence absolue, comme l’indiquent explicitement ces vers destinés A ceux qui naîtront après nous :

‘« Vraiment je vis en des temps de ténèbres !
Un discours sans malice est folie. Un front lisse
Est signe d’insensibilité. Celui qui rit,
C’est simplement que l’horrible nouvelle
Ne lui est pas encore parvenue.
Quels temps, que ceux
Où parler des arbres est presque un crime,
Parce que c’est rester muet sur tant de forfaits ! » 1342

Jean-Pierre Sarrazac voit dans la lecture dépolitisée de Brecht une tendance typique des metteurs en scène français depuis les années 1980 :

‘« Pour la plupart des collègues metteurs en scène de Vitez, de Vincent à Braunschweig et Schiaretti, en passant par Engel, le Brecht qui reste encore le plus proche, c’est celui qui est le plus éloigné dans le temps : l’auteur comique de La noce chez les petits-bourgeois et, surtout, presque jusqu’à saturation, l’écrivain anarchiste, crypto-expressionniste, rimbaldien – claudélien, même, par certains aspects – de Baal et de La jungle des villes. » 1343

Le choix de sélectionner une partie de l’œuvre pour mieux passer l’autre sous silence se double du même mouvement de la réfutation implicite des lectures antérieures de Brecht et du découplage de la théorie à l’écriture :

‘« Encore une fois, à travers le choix d’un Brecht d’avant la dialectique marxiste, c’est la liaison de l’écriture à la théorie qui est récusée. Et singulièrement, cette mise en avant de la fable, du commentaire de gestus, du point de vue de classe et de la notion de théâtre critique. Notion sur laquelle avait focalisé le premier brechtisme français, illustré par Barthes, par Dort, par la revue Théâtre populaire. Et même le second, qui s’est signalé, avec Philippe Ivernel, par un retour sur les pièces didactiques ou bien, sin l’on pense à l’itinéraire de Jourdheuil, sur un autre « jeune Brecht » que l’«anarchiste », celui du fragment. » 1344

Très attentif au théâtre politique de combat, Philippe Ivernel a d’ailleurs eu des propos ironiques sur cette récupération de Brecht visant à le dépolitiser, tentant au contraire dans son travail de critique d’articuler l’intention politique du militant à l’esthétique de l’homme de théâtre :

‘« D’aucuns ne manquent pas d’être tentés […] de sauver Brecht de l’obscur désastre contemporain – que signale l’effondrement de l’idée communiste – en coupant son théâtre de toute finalité pédagogique, pour mieux le préserver de toute fixation politique. La dissociation entre le poète d’une part, pris dans son épaisseur non transparente, et le théoricien, considéré simultanément avec terreur et pitié, ne date pas de maintenant : c’est même une constante avérée dans la réception de Brecht ou – justement – dans le refus de le recevoir. Le point de vue adopté ici sera inverse […] il consiste à retenir essentiellement de l’auteur sa force de questionnement, alimentée, en tout état de cause, par l’intention pédagogique, inséparable de l’intention politique. » 1345

Sous couvert notamment d'inscrire Brecht et le brechtisme dans la prestigieuse lignée du théâtre d'art, Les Cités du Théâtre d'Art, retirant par là même au théâtre politique entendu comme théâtre de combat révolutionnaire l’un de ses plus géniaux et féconds artistes, nous paraissent participer de ce fait d'une dévalorisation de ce théâtre politique, relégué à l'autre extrême du théâtre de divertissement, le théâtre d'art constituant en quelque sorte la voie du milieu, choisie par les artistes « pris entre la pulsion destructrice et le consentement à l'état des choses » 1346 l’unique voie estimable et digne d'intérêt pour la critique artistique, la seule qui « veille à ce que l'art se sente bien au théâtre. » 1347 Et l’analyse des mises en scènes successives de La Vie de Galilée depuis 1989, comparée aux enjeux de l’œuvre de Brecht, vient pour partie accréditer cette impression.

Notes
1332.

On se souvient que G. Lukacs déjà, à l’enterrement même de Brecht, avait dans son discours établi une filiation entre son œuvre et celle d’Aristote et de Lessing. (Voir Nicolas Tertulian, op. cit., p. 70.)

1333.

« Les quatre cités du Théâtre d'Art », Giorgio Strehler, ibid, p. 10.

1334.

Giorgio Strehler, op.cit., p.14.

1335.

Bertolt Brecht, « Eloge du Révolutionnaire », traduction Maurice Regnaut, in Poèmes. 3. 1930-1933, Paris, L’Arche, 1966, p. 66.

1336.

« Eloge du parti », traduction Edouard Pfrimmer, ibid., p. 62.

1337.

« Eloge du travail clandestin », traduction Edouard Pfrimmer, ibid., p. 64.

1338.

Idem.

1339.

Idem.

1340.

Idem.

1341.

Idem.

1342.

Bertolt Brecht, « A ceux qui naîtront après nous », traductions nouvelles de Maurice Regnaut, Bertolt Brecht Europe n°856-857, août-sept 2000, p. 11.

1343.

Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre, op. cit., pp. 91-92.

1344.

Idem.

1345.

Philippe Ivernel, « Grande pédagogie : En relisant Brecht », in Les pouvoirs du théâtre, Essais pour Bernard Dort, op. cit., p. 216.

1346.

Georges Banu, op. cit., p. 18.

1347.

Ibid, quatrième de couverture.