a. La Vie de Galilée de B. Brecht : Du théâtre épique comme palimpseste.

i. La Terre tourne et l’interrogation sur le totalitarisme.

La Vie de Galilée est « la pièce qui a le plus occupé Brecht » 1348 , estimait Bernard Dort, qui en a retracé la très longue genèse. On peut en effet en voir les prémisses dès Homme pour Homme (1924-1926). Galy Gay sonne comme la paronomase de Galilée, et la tirade du soldat Jesse renforce le parallèle poétique d’un lien sémantique fort :

‘« Et Copernic qu’est-ce qu’il dit ? Qu’est-ce qui tourne ? C’est la Terre qui tourne. La Terre, donc l’homme. D’après Copernic. Donc l’homme ne se trouve pas au centre. Maintenant, regardez-moi un peu ça. Vous voudriez que ça ne se trouve pas au centre, ça ? Historique, je vous dis. L’homme n’est rien du tout ! La science moderne a prouvé que tout est relatif. Qu’est-ce que ça veut dire ? La table, le banc, l’eau, le chausse-pied, tout, relatif. Vous, la veuve Begbick, moi… relatifs. Regardez-moi dans les yeux, veuve Begbick, l’instant est historique. L’homme se trouve au centre, mais relativement. » 1349

De même, en 1932, quand Brecht a le projet de faire construire à Berlin un théâtre-panoptique où l’on mettrait en scène les procès les plus intéressants de l’histoire de l’humanité 1350 , il mentionne Galilée dans de nombreuses esquisses 1351 , et en 1937 il envisage d’en faire une pièce didactique destinée à la troupe prolétarienne danoise qui avait joué Les Fusils de la mère Carrar (1937.) 1352 Il est enfin possible que Brecht ait écrit une version préliminaire de Galilée avant La Terre tourne, en 1937, à Svedenborg, au Danemark, de fin 1933 à avril 1939, à l’intention du Théâtre Royal de Copenhague. Quant à la pièce proprement dite, il en existe trois versions, étalées sur vingt ans, et dont la première a été plus ou moins reniée par Brecht :

‘« La structure des épisodes et la liste des personnages n’y sont guère différentes. Brecht les a établies, pour l’essentiel, dès 1938. Et la fable de Galilée reste, en gros, immuable : elle s’articule autour de trois « décisions » du savant : son départ de Padoue pour Florence, la reprise des expériences sur les taches du soleil – malgré l’interdiction de l’Eglise – et sa rétractation finale. Mais ce qui change de l’un de ces Galilée à l’autre, ce sont les rapports internes entre les éléments de la fable et l’enjeu central de chacune de ces versions. » 1353

La Terre tourne date de 1938, et correspond à la période de « l’exil européen » et de « l’imminence de la guerre. » 1354 Dans cette première version, le dramaturge allemand « décrit [essentiellement ] "le combat héroïque de Galilée pour la conviction scientifique moderne – à savoir que la terre tourne." 1355  » 1356 A la fin de la pièce, « Andrea fera franchir la frontière aux Discorsi, après avoir été dûment averti par Galilée – c’est le dernier mot de celui-ci : " Fais attention à toi quand tu traverseras l’Allemagne, avec la vérité dans ton vêtement. " […] Le Galilée de La Terre tourne […] ne dit oui que pour être en mesure de dire non. » 1357 Cette figure héroïque se teinte ainsi d’allusions aux savants résistant contre le nazisme :

‘« Galilée apparaissait sinon comme un héros, du moins comme le symbole d’une certaine résistance (passive) des intellectuels contre le pouvoir. En composant le personnage, Brecht avait sans doute pensé aux savants et aux écrivains restés en Allemagne nazie […], bien plus qu’à Niels Bohr et à ses assistants qui étudiaient alors la désintégration de l’atome. » 1358

A cette époque, B. Brecht « s’inquiète aussi de ce qui se passe en Union Soviétique, aux procès staliniens. En août 1938, il confie à Walter Benjamin : "En Russie règne une dictature sur le prolétariat. " 1359  » 1360 Cette première version dresse donc le portrait du savant en héros clandestin contre les pouvoirs politiques totalitaires. Mais ce combat s’inscrit également dans la lutte des classes, comme le rappelle Bernard Dort :

‘« Cette première version avait été précédée de nombreuses esquisses où Brecht ne faisait de Galilée rien de moins qu’un savant s’appuyant sur le peuple pour lutter contre le pouvoir : la pièce aurait été dans ce cas un Lehrstück destiné aux travailleurs. » 1361

Alors qu’il achève la pièce, parvient à Brecht « la nouvelle que des physiciens allemands avaient réalisé la fission de l’uranium. » 1362 Dès lors, la victoire de Galilée lui devient suspecte. Il est « d’avis qu’en abjurant en 1633 sa doctrine de la rotation de la terre, Galilée avait subi une défaite qui devait entraîner, dans les temps à venir, une rupture grave entre la science et la société. »  1363 Critiquant son sens, Brecht critique la construction dramaturgique de l’œuvre en 1939 :

‘« La Vie de Galilée est techniquement une grave régression […] Il faudrait réécrire entièrement la pièce, si l’on veut obtenir ce souffle du vent, qui vient des rives nouvelles, cette rose aurore de la science, le tout plus direct, sans les intérieurs ni l’atmosphère ni l’identification. » 1364

Notes
1348.

Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », in La vie de Galilée. Bertolt Brecht, Revue La Comédie Française, n°184, 1990, p. 14.

1349.

Bertolt Brecht, Homme pour Homme, cité par Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit., p. 14.

1350.

Serge M. Tretiakov, « Bertolt Brecht », in Hurle, Chine ! et autres pièces, coll. « Théâtre années vingt », Lausanne, L’Age d’Homme, 1982, pp. 273-274.

1351.

Bertolt Brecht, Homme pour Homme, cité par Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit., p. 14.

1352.

Idem.

1353.

Idem.

1354.

Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », in La vie de Galilée. Bertolt Brecht, Revue La Comédie Française, n°184, p. 14.

1355.

Bertolt Brecht, interview dans un quotidien danois, citée par Bernard Dort in « Lecture de Galilée : étude comparée de trois états d’un texte dramatique de Bertolt Brecht », Les Voies de la création théâtrale, T. 3., Paris, CNRS, 1972.

1356.

Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit., pp. 14-15.

1357.

Idem.

1358.

Bernard Dort, « Galilée et le cocher de fiacre », Théâtre public. Essais de critique, Paris, Seuil, 1967, p. 189.

1359.

Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht, traduction Paul Laveau, « petite collection Maspero », n° 39, Paris, François Maspero, 1969, p. 148.

1360.

Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit., pp. 14-15.

1361.

Bernard Dort, « Galilée et le cocher de fiacre », op. cit., p. 189.

1362.

Cf. l’avertissement en tête de la 1ère édition de La Vie de Galilée (1955.)

1363.

Cf. l’entretien d’Ernst Schumacher avec le physicien danois C. Moller, cité par Bernard Dort, in « Lecture de Galilée. Etude comparée de trois états du texte dramatique de Bertolt Brecht », in Denis Bablet et Jean Jacquot, (études réunies et présentées par), Les Voies de la création théâtrales, 3, Paris, 1972, pp.121-122.

1364.

Bertolt Brecht, Journal de Travail, 1938-1955, texte français Philippe Ivernel, Paris, L’Arche, 1976, p. 32.