ii. Galileo Galilei : le savant et le politique.

La deuxième version de la pièce, Galileo Galilei, rédigée en 1944, correspond à « l’exil américain et la fin de la guerre mais aussi à l’explosion des premières bombes atomiques ». 1365 Il s’agissait au départ de traduire La Terre tourne en anglais, mais rapidement l’enjeu devient tout autre. Ecrite à quatre mains avec l’acteur Charles Laughton qui interprétera Galilée lors de la création au Coret Theatre de Beverly Hills à partir de juillet 1947. Dans cette version le tableau du Carnaval gagne en importance et plus globalement, le peuple est davantage présent : « Ainsi, au nœud même de l’action, peuple et bourgeoisie accèdent à une existence dramaturgique : ils ont leur mot à dire. » 1366 Davantage que la structure d’ensemble, c’est le sens de la pièce qui est profondément modifié, au travers de la refonte de l’avant-dernier tableau et l’intégration des Discorsi. Déplacée après la remise de ces Discorsi à Andrea, l’auto-critique de Galilée est accentuée, « comme si ce don n’était plus qu’une ultime faiblesse de Galilée, non le produit de la ruse d’un combattant » 1367 :

‘« Le centre de gravité de l’œuvre s’en est trouvé déplacé ; ce qui compte, ce n’est plus le résultat que, bon gré mal gré, obtient Galilée, à savoir le fait d’écrire les Discorsi et de leur assurer une diffusion clandestine, mais les conséquences de l’attitude de Galilée, son acceptation du divorce entre la science et les hommes, et le « statut filial » qui en découlera pour la science. L’abjuration de Galilée n’est pas remise en cause en tant que telle, mais toute sa vie, son comportement de savant placé face au pouvoir, ou plus exactement entre le pouvoir et le peuple. Ce qui est critiqué, ce n’est pas la ruse de Galilée, c’est l’aveuglement historique et politique du savant qui déclare, dans son entretien avec le fondeur Vanni, avoir " écrit un livre sur la mécanique de l’univers, un point c’est tout. Le parti qu’on en tire ou qu’on n’en tire pas, cela n’est pas mon affaire."  »  1368

Cette version critique la lâche naïveté du savant face au pouvoir, au travers notamment de la radicalisation de la condamnation de Galilée par Andrea. 1369 En ce sens on mesure combien l’âge atomique constitue déjà pour Brecht une barrière, comme ultérieurement pour Bond et ceux qui s’inscrivent dans la cité du théâtre postpolitique :

‘« Du jour au lendemain la biographie du fondateur de la physique moderne prit un autre sens. L’effet infernal de la bombe fut tel que le conflit entre Galilée et les pouvoirs de son temps se trouva placé dans une lumière neuve et plus crue. » 1370

La différence radicale entre les uns et les autres tient au fait que chez Brecht l’événement n’est pas pensé comme une rupture mais comme l’avènement d’un âge nouveau, interprété et historicisé. Il n’est nullement question d’un destin désormais inéluctable, et Brecht insiste d’ailleurs sur le fait que la pièce « n’est pas une tragédie. » 1371 La messe n’est pas dite, l’histoire n’est pas finie, au contraire, des temps nouveaux s’annoncent, l’homme porte toute la responsabilité de leur avènement possible. L’on ne peut que souscrire à l’interprétation de Dort, pour qui cette seconde version constitue aussi une « parabole sur la splendeur et les risques des temps nouveaux, sur les bouleversements radicaux qu’ils apportent et sur les déceptions qui résultent de ce que « les hommes reconnaissent ou croient reconnaître qu’ils ont été victimes d’une illusion […], que leurs temps, les temps nouveaux, ne sont pas encore venus. » 1372 C’est entre les mains du savant que gît l’avenir de l’humanité, car s’il n’est pas responsable du fait que « notre temps ressemble à une putain maculée de sang » 1373 , il l’est en revanche du fait qu’« il se peut que les temps nouveaux ressemblent à une putain maculée de sang. » 1374 C’est pour cette raison que la pièce critique désormais également le manque d’implication du savant dans la bataille aux côtés du peuple contre le pouvoir en place. Pour Brecht, la pièce n’est pas anti-cléricale parce qu’elle est politique et s’inscrit dans le cadre de la lutte révolutionnaire :

‘« Ici, même lorsqu’elle s’oppose à la libre recherche, l’Eglise ne fonctionne que comme un pouvoir. […] Considérer l’Eglise comme pouvoir, dans ce procès de la persécution de la libre recherche qu’est la pièce, n’est aucunement l’acquitter. Il serait simplement très dangereux de faire, aujourd’hui, du combat de Galilée pour la liberté de recherche une affaire religieuse. Belle occasion pour le pouvoir réactionnaire aujourd’hui d’opérer une malencontreuse diversion à des fins qui n’auraient absolument rien de catholique ! » 1375

Maurice Regnault prolonge cette interprétation en termes de lutte des classes pour expliquer la mise à distance du personnage de Galilée proposée dans la mise en scène de Engel avec le Berliner Ensemble :

‘« Ce qui frappe […] d’irréalité et de réalité la double entreprise sur la science, c’est la structure de classe de la société italienne, c’est la détention du pouvoir. L’emprise des possédants est paradoxale : cette classe s’approprie la machine et rejette le fait scientifique ; elle commet un acte de positive infidélité à la science. Le degré d’infidélité, de tromperie, est proportionnel au pouvoir détenu. Les commerçants de Venise s’en tirent par le coup de chapeau cérémonial ; le Duc Côme de Médicis, dûment averti, ignore, l’Eglise condamne. […] La Vie de Galilée est une démystification de la morale. La « faute » morale est en réalité une erreur politique, voilà ce que nous enseigne Brecht. La structure sociale à ce moment, le statut filial de la science, les faiblesses de l’homme Galilée, rendirent cette erreur possible. Galilée la commit et la reconnut pour en tirer leçon. […] A nous de conclure : S’il veut rester fidèle à la science, le savant doit prendre une position résolument révolutionnaire. » 1376

Galilée a commis l’erreur de préférer l’opportunisme individualiste à « la seule position réaliste, la position de classe » 1377 du fondeur Vanni, représentant de la « bourgeoisie manufacturière ascendante. » 1378

Notes
1365.

Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit., p. 14.

1366.

Ibid., p. 15.

1367.

Idem.

1368.

Bernard Dort, « Galilée et le cocher de fiacre », Théâtre public. Essais de critique, op. cit., pp. 189-190.

1369.

Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », in La vie de Galilée. Bertolt Brecht, Revue La Comédie Française, n°184, op. cit., p. 15.

1370.

Bertolt Brecht, « Remarques sur La Vie de Galilée », trad. Maurice Regnault, in Théâtre Populaire, n°24, mai 1957, p. 57.

1371.

Ibid., p. 60.

1372.

Bernard Dort, « Galilée et le cocher de fiacre », op. cit., p. 190.

1373.

Bertolt Brecht, Galileo Galilei, cité par Bernard Dort, in «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit., p. 15.

1374.

Idem.

1375.

Bertolt Brecht, « Remarques sur La Vie de Galilée », op. cit., p. 60.

1376.

Maurice Regnault, « Chroniques. Les Spectacles. La Vie de Galilée de B. Brecht. », ibid., p. 63 et p. 70.

1377.

Ibid, p. 66.

1378.

Idem.