iii. La vie de Galilée, métaphore de la trajectoire artistique et politique de Brecht.

Ce n’est qu’en 1953, juste après l’explosion de la première bombe H américaine et juste avant celle de la bombe soviétique, juste avant la mort de Staline et le soulèvement ouvrier à Berlin-Est, réprimé par l’armée soviétique, que Brecht s’attelle de nouveau à Galilée. 1379 Achevée en 1955, cette troisième version correspond au « retour en Allemagne et [à] la vie en République Démocratique Allemande (ce qu’il nomme, après " les peines de la montagne, […] les peines de la plaine") » 1380 C’est cette version qui est traduite en français et qui va être jouée par E. Engel et le Berliner Ensemble au Théâtre des Nations en 1957, après la mort de Brecht – qui avait assisté au début des répétitions en 1955. Et c’est cet ultime travail de réécriture qui active tout le potentiel épique de la pièce :

‘« Cette troisième version de Galilée […] résulte d’un croisement entre La Terre tourne et Galileo Galilei. Elle en constitue la somme, mais cette somme est différente de l’addition de ses deux composantes. Unissant des éléments sinon contraires, du moins contradictoires (le Galilée « combattant » de l’une et le Galilée « criminel » de l’autre), elle relance l’œuvre et la détache des leçons trop contingentes que Brecht y avait inscrites. Peut-être même en fait-elle la pièce épique qu’il regrettait de ne pas avoir composée, avec La Terre tourne. » 1381

Le sens de La Vie de Galilée n’est pas clos, et ce sont les strates d’écriture successives, mêlées dans la version définitive, qui constituent la dynamique dialectique de la pièce. L’auto-critique faite par Galilée à la fin de la fable est à lire également sur le plan méta-textuel au travers du montage de différents niveaux de sens depuis la première version. Si Brecht avait pour habitude de considérer ses textes non comme des pièces (Stücke) mais comme des essais (Versuche), des propositions pour la scène, La Vie de Galilée n’en constitue pas moins un cas unique dans l’ensemble de l’œuvre brechtienne, « par la durée et la continuité du travail de remaniement effectué mais aussi par la permanence de la structure de base. » 1382 Bernard Dort a bien insisté sur la nécessité de la dernière scène, dans laquelle Andrea, fidèle au dernier mot de Galilée, fait passer les Discorsi clandestinement à l’étranger. C’est par elle que La Vie de Galilée contient en germes La Vie d’Andrea Sarti, « et bien plus qu’elle encore : elle contient également en germe cette Vie d’Albert Einstein [ 1383 ] que Brecht avait pensé écrire. » 1384 C’est un palimpseste, aux sens multiples, une œuvre méta-textuelle et intertextuelle, inscrite dans l’histoire théâtrale (et précisément dans la génétique de l’œuvre brechtienne), mais également une œuvre inscrite dans l’Histoire et qui n’est « déchiffrable qu’en fonction d’une certaine situation politique. » 1385 Et, pour le dire avec Bernard Dort, « l’œuvre est […] le produit d’une sédimentation de la réflexion brechtienne autour d’un noyau central : la situation de l’intellectuel par rapport non seulement au pouvoir mais à l’ensemble de la société. Car Galilée n’est pas qu’un physicien, c’est aussi un artiste ». 1386 En ce sens, le « roman d’apprentissage » que constitue la pièce pour ce personnage décrit également le lent déniaisement de l’artiste face à sa responsabilité politique. La difficulté de cette pièce tient en définitive au fait qu’elle peut très aisément être montée à contre-sens, « comme une grande machine historique centrée sur un grand rôle » 1387  :

‘« En face de pièces comme celle-ci, la plupart des metteurs en scène se comportent comme un cocher de fiacre se serait comporté face à une automobile au temps où l’automobile fut inventée, si, prenant purement et simplement le véhicule mais négligeant les instructions pratiques, il avait attelé des chevaux à la nouvelle voiture, en plus grand nombre naturellement, la nouvelle voiture étant plus lourde. » 1388

Palimpseste idéologique et esthétique, œuvre matricielle et testamentaire, La Vie de Galilée témoigne de l’évolution des préoccupations et des interrogations idéologiques de Brecht, étroitement corrélées à l’évolution du marxisme et du communisme. D’abord centrée sur la lutte des classes puis sur la lutte contre le totalitarisme, la pièce nourrit dans son ultime version la réflexion de Brecht sur la responsabilité du scientifique – et de l’artiste – à l’égard de son instrumentalisation par le pouvoir. Cette pluralité sémantique contenue dans l’œuvre va être considérablement resserrée dans les interprétations qu’en donnent les grandes mises en scène réalisées en France depuis 1989, de A. Vitez à J.-F. Sivadier.

Notes
1379.

Bernad Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit., p. 15.

1380.

Ibid., p. 14.

1381.

Ibid., p. 15.

1382.

Ibid., p. 16.

1383.

Jan Kopf, « Brecht et Einstein », Alliage n°2, hiver 1989, cité in La vie de Galilée. Bertolt Brecht, Revue La Comédie Française, op. cit., p. 17.

1384.

Bernard Dort, « Galilée et le cocher de fiacre », op. cit., p. 191.

1385.

Ibid., p. 190.

1386.

Bernard Dort, «  De La terre tourne à la Vie de Galilée : une longue histoire », op. cit. p. 16.

1387.

Bertolt Brecht, cité par Bernard Dort, in « La Vie de Galilée et le cocher de fiacre », op. cit., p. 196.

1388.

Idem.