i. Le renversement galiléen de J.F. Sivadier, du monde au théâtre.

Le spectacle de J.-F. Sivadier, créé en 2002 et joué jusqu’en 2005 radicalise le décrochage opéré par Vitez sur les enjeux idéologiques de la pièce. Dans la version de J.-F. Sivadier, l’engagement politique n’est même plus questionné, il est tout simplement évacué, au profit de l’inscription dans un théâtre populaire dont ne sont conservés que des codes esthétiques et une attention extrême au jeu de l’acteur. La mise en scène de J. F. Sivadier 1427 s’inscrit dans le prolongement de la lecture de la pièce faite par Théâtre Populaire et par Vitez en ce qui concerne le traitement du personnage de Galilée. Maurice Regnault avait en effet regretté que, dans la mise en scène de Engel avec le Berliner Ensemble, l’acteur n’incarne pas suffisamment l’« homme de chair » décrit par Brecht. Et Dort avait même été plus loin, estimant que l’interprétation du comédien Bush ne montrait pas suffisamment combien Galilée se fait « l’artisan de son propre malheur » et se trouve en définitive « à la fois perdu et sauvé  » 1428 . Dort préférait de ce fait l’interprétation de Charles Laughton dans la seconde version de la pièce :

‘« [Il compose un personnage ] peut-être plus artificiel, sinon plus cabotin, à la fois bougon et roublard, puéril et vaniteux, à l’œil aigu et à la bouche gourmande ; d’abord « homme de chair », flatté de traiter d’égal à égal avec les puissants, fier d’avoir su les rouler, confiant en soi, et amoureux de la bonne chère et des riches étoffes. Pas un héros, pas même ce héros malheureux et défait que campe Bush, mais un homme qui ne parvient pas à se dépêtrer de lui-même, de ses vertus comme de ses vices. » 1429

Vitez avait tenu compte de la remarque, qui donnait à voir le personnage de Galilée comme un être de chair dès la première scène, où le rubicond et terrien Roland Bertin faisait sa toilette, torse nu, sa corpulence disant d’emblée la gourmandise du personnage. Le choix de Nicolas Bouchaud permet dans la mise en scène de J.-F. Sivadier de suggérer, outre cette gourmandise, une sensualité tournée non seulement vers les plaisirs de la bonne chère, mais aussi ceux de la chair, et ceux d’un ludisme enfantin – celui du comédien rejoignant celui du metteur en scène. En effet, à la différence du spectacle de Vitez, et poussant encore le procédé d’éloignement de la pièce, le spectacle s’émancipe d’emblée du texte de Brecht, par une séquence augurale d’improvisation qui fonctionne à la fois comme une captatio benevolentiae du spectateur aussi surprenante qu’efficace, et comme entrée dans le texte de Brecht. L’exercice des Ambassadeurs, souvent utilisé dans les cours de théâtre, dans lequel un comédien tente de faire deviner un mot à son partenaire par le mime corporel, est transposé ici en jeu de devinette qui met le spectateur dans la position d’Andrea face à Galilée et permet une séquence très drôle. Le procédé est fidèle au souhait général de Brecht que son théâtre soit divertissant, et plus spécifiquement au sens de la pièce où le rire revêt en effet une importance et une fonction toute particulières, puisque c’est lui qui fait de l’exercice de la raison non pas une ascèse mais une jubilation, et qui fait de « l’art du doute » qu’est la science, une fête, comme le rappelait Maurice Regnault :

‘« Mme Sarti : Chaque fois qu’ils rient, ça me fait un peu peur. Je me demande de quoi ils rient.
Virginia : Papa dit : les théologiens ont leurs sonneries, les physiciens ont leur rire. 
Le rire est la fête du doute. C’est le pavoisement après l’effritement du dogme, quand la foi est devenue dérision. Ce rire, répercuté, démultiplié, devient le rire énorme du Carnaval. Le béquillard se met à danser. L’Ordre est aboli, magiquement mais effectivement, le géant Galilée, " plus grand que nature ", triomphe. Moment unique où […]" l’astronomie atteignait la place du marché. " Alors le pouvoir frappa. L’Eglise absolument régnante rétablit l’Ordre. A la scène populaire et négative du carnaval en bas répond en haut la scène aristocratique et positive de la décision papale. » 1430

Brecht critiquait d’ailleurs précisément sa pièce et voulait la réécrire parce qu’il estimait que « le travail, le travail joyeux, devrait être concrétisé par de véritables séances de travaux pratiques, sur la scène même. » 1431 En ce sens, la mise en scène de J.-F. Sivadier paraît dans la parfaite ligne de l’ambition de Brecht. De plus, à l’inverse du choix de Vitez qui avait pris un enfant pour incarner Andrea jeune, un même comédien, joue ici le personnage durant toute la pièce, ce qui tend à renforcer d’emblée son individualité face à celle de Galilée mais aussi à augmenter la complicité entre eux, le plaisir de la recherche… et du jeu. Et c’est précisément dans cette mesure que le spectacle se démarque radicalement de la lecture propre aux années 1960 et radicalise encore la mise à distance de Brecht. Le spectacle, très agréable en soi, est aux dires mêmes du metteur en scène une « farce sur le jeu de la raison et de l’imagination. » 1432 Le décor, composé de tréteaux, les coulisses à vue qui permettent à la troupe d’être toujours réunie, les séquences d’improvisation, le ludisme du jeu et de la relation directe au public, tout concourt à ancrer le spectacle dans tradition esthétique du théâtre populaire « à la Vilar », et à faire de la pièce le portrait de Brecht en artiste et non en militant. Sivadier voit dans la pièce un « autoportrait de l’auteur, se taillant dans Galilée un costume sur mesure, pour dire "sa vie dans l’art" et l’ambiguïté de son propre rapport avec l’autorité » l’enjeu de la mise en scène devient dès lors de « lire dans le regard obstiné de Galilée vers le ciel celui de Brecht scrutant les régions inexplorées du théâtre qu’il lui reste à inventer » 1433  :

‘« La Vie de Galilée raconte la destruction d’un certain ordre du monde et l’édification d’un autre. En Italie, au début du XVIIesiècle, Galilée braque un télescope vers les astres, déplace la terre, abolit le ciel, cherche et trouve des preuves, fait voler en éclats les sphères de cristal où Ptolémée a enfermé le monde et éteint la raison et l’imagination des hommes. Il fait vaciller le théâtre de l’Église et donne le vertige à ses acteurs. L’Inquisition lui fera baisser les bras, abjurer ses théories sans pouvoir l’empêcher de travailler secrètement à la “signature” de son oeuvre, ses Discorsi.
Brecht, dans une langue limpide, un immense poème construit comme une suite de variations, met en scène un choeur de femmes et d’hommes séduits et terrifiés par l’irrésistible visage de la raison qui les appelle à abandonner leurs repères: la Terre n’est pas le centre de l’univers, il n’y a pas de centre, il n’y a pas de sens. Et Galilée est un “jouisseur de la pensée”, à la fois Faust et Falstaff, “penseur par tous les sens”, résolument tourné vers le peuple pour lui offrir, avec l’art du doute, la liberté de regarder autrement la puissance de l’Eglise et les mouvements de l’univers. » 1434

Cette note de mise en scène témoigne bien de la réduction des enjeux idéologiques de la pièce, au profit d’une inscription dans l’histoire du théâtre. Le contexte même dans lequel le spectacle est représenté induit d’ailleurs d’emblée cette interprétation, puisqu’il est joué en diptyque avec La Mort de Danton de Büchner :

‘« La Mort de Dantonressemble un peu au dernier acte d’une pièce de Shakespeare. Un acte qui s’appellerait quelque chose comme “après la bataille”. En travaillant sur la pièce, Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud et moi, on s’est d’abord dit que ce serait beau de montrer cette bataille : un temps qui serait comme la construction d’une mémoire commune entre les acteurs et les spectateurs. Il fallait donc jouer autre chose avant. D’autre part, nous nous disions toujours : ça pourrait ressembler à Brecht mais c’est le contraire de Brecht. Et puis la figure de Galilée est revenue. Celui qui se bat pour donner la science, la liberté au peuple, et qui se rétracte parce qu’il a peur de la torture. En opposition à Danton qui lui ne veut plus se battre, qui lâche le peuple et qui n’a pas peur de la mort. Brecht le dramaturge accompli et Büchner le jeune homme de vingt-deux ans qui apprend à écrire du théâtre. L’omniprésence de Dieu dans Galilée et l’absence de toute transcendance dans Danton. Tous ces contraires réunissent magnifiquement les deux textes. Et puis ils sont tous les deux autobiographiques. Mis en scène avec presque la même distribution et dans le même espace, il me semble que chacun va éclairer très fortement l’autre. » 1435

L’idée selon laquelle Galilée « se bat pour donner la science, la liberté au peuple », apparaît simpliste au regard de toutes les interprétations précédentes du texte, de Dort à Vitez. Signe des temps, la mise en scène de J.-F. Sivadier plaît précisément du fait de cette réduction sémantique. De la même façon, ce que la critique retiendra de La Mort de Danton, c’est avant tout « l’énergie directe, contagieuse, […] [d’un spectacle ] qui met en scène les pouvoirs déflagrateurs de la jeunesse. » 1436 Ce qui prime, pour J.-F. Sivadier, c’est à la fois la relation entre le public et la troupe, et l’éclairage réciproque de deux grands textes du patrimoine théâtral européen, et les textes l’intéressent en eux-mêmes pour la réflexion existentielle sur la condition humaine et plus spécifiquement sur l’individu, bien davantage que l’interrogation de la possibilité, des enjeux et des « dommages collatéraux » que comporte toute révolution. En ce sens, il nous paraît intéressant d’analyser la réception de ce spectacle. Nous l’avons dit, pris dans la tourmente de l’édition 2005 du festival, les spectacles de J. F. Sivadier sont devenus le paradigme du théâtre populaire contre le théâtre d’avant-garde aux yeux des partisans de la programmation, Jean Tolochard opposant ainsi « Sivadier et Lauwers, Ostermeier et Garcia » 1437 avant de mettre en garde contre « le ver inextirpable du populisme » 1438 qui infecte les « philistins de droite et de gauche » qui prétendent savoir « ce dont le peuple a besoin. » 1439 De même, Jean-Marc Adolphe stigmatise le caractère « people » de ce théâtre populaire qui fait la part belle aux acteurs, et semble critiquer de ce fait la figure historique de Gérard Philippe :

‘« Que dire de la starisation générale de Nicolas Bouchaud – un excellent acteur, assurément – interprète de La Mort de Danton et de La Vie de Galilée, mis en scène par Jean-François Sivadier, que la critique semble avoir rêvé en nouveau Gérard Philippe. Le sujet people a désormais plus d’attrait, dans la presse, que l’analyse des œuvres ! Là aussi, la critique théâtrale semble avoir démissionné – par paresse ou par résignation – et personne n’aura imaginé mettre en regard le jeu de Nicolas Bouchaud (au sein d’une troupe) ou d’autres interprètes du festival, avec les caractéristiques de jeu que pointe Odete Aslan dans le volumineux et conséquent essai qu’elle a consacré à L’Acteur au XXe siècle. » 1440

A l’inverse, les partisans du théâtre populaire regrettent que ce qui aurait dû être au cœur du Festival se soit trouvé dans cette édition renvoyé dans les marges. Fort de sa longue expérience, R. Abirached regrette ainsi que le festival rompe avec sa vocation à être le lieu d’un théâtre populaire, tout en reconnaissant pleinement la nécessité d’inventer une nouvelle formule pour répondre à la crise de la mission civique du théâtre :

‘« L'histoire du Festival d'Avignon, qu'on le veuille ou non, à la fois dans la configuration des lieux, dans le style d'accueil du public, dans la demande de ce public, demeure marquée par cette idée d'un rendez-vous avec le théâtre français et avec le théâtre populaire. Théâtre populaire au sens d'un théâtre d'art ouvert à tous, défini par Vilar - tout en étant ouvert à la modernité. Or, depuis six ans, les objectifs d'origine se sont inversés : le Festival est devenu un grand événement international. Avignon a connu une transformation totale de l'esprit du lieu. On l'a bien vu cette année. Le théâtre populaire était à la marge du Festival. Je pense au travail de Jean-François Sivadier, à Olivier Py, à l'absence de Philippe Caubère dans le « in »... […] Les conditions du théâtre aujourd'hui ne sont plus celles des années 1950, où se créait le théâtre public : il faut en prendre acte. Et en faire son deuil : il ne sert à rien d'être passéiste. Mais de deux choses l'une : si on laisse tomber le rôle civique du théâtre, le théâtre public n'a plus de vraie justification ; ou alors, si on veut garder un lien avec la cité, avec l'Etat, avec la notion de service public, il est indispensable d'inventer des formules nouvelles. Il faut, dans ce cas, trouver ce qui, aujourd'hui, peut prendre le relais du rôle civique que le théâtre public a joué en France pendant quarante ans. » 1441

Il est vrai que, de 1995 à 2005, le festival d’Avignon est emblématique de l’évolution du « théâtre populaire » et des conséquences de l’abandon de la notion de « service public » et du découplage des formules « théâtre citoyen » et « théâtre d’art ». Cette notion de « théâtre d’art » peut désormais signifier deux choses totalement contradictoires, d’un côté le théâtre d’avant-garde le plus radical et qui récuse toute vocation populaire ou civique, rangées au rang des antiquités populistes, et de l’autre le théâtre d’art populaire inscrit dans la tradition, mais désormais centré sur l’héritage esthétique plus que civique. Le théâtre populaire nouvelle formule, toiletté de manière à le brosser de toute poussière idéologique, et rebaptisé pour ce faire « théâtre d’art », désigne en définitive un théâtre divertissant au sens noble pourrait-on dire, à la fois de bonne qualité et grand public, mais cependant éloigné de toute préoccupation concrète de démocratisation du public qui passerait par d’autres moyens que les codes dramaturgiques et scéniques. De fait, chez Sivadier, le mythe du théâtre populaire s’incarne dans une scénographie de tréteaux, passe par le clin d’œil à la Commedia dell’Arte avec les séquences d’improvisation, la reconstitution du principe de troupe, et la volonté de faire rire le public. Sivadier n’est d’ailleurs pas le seul à user du « théâtre populaire » comme d’un répertoire esthétique codifié, et Les Barbares de Eric Lacascade 1442 nous paraissent présenter sur ce point de nombreuses similarités avec cette approche que l’on pourrait dire folklorique, si le terme n’était si péjoratif, de la tradition du théâtre populaire.

Notes
1427.

La Vie de Galilée, mise en scène de Jean-François Sivadier, avec la collaboration artistique de Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit et Nadja Vonderheyden. Le spectacle a été créé en 2002 au Théâtre National de Bretagne et joué au Festival d’Avignon la même année, puis repris en 2005 dans le même cadre, puis au Théâtre des Amandiers à Nanterre.

1428.

Bernard Dort, ibid, p. 73.

1429.

Idem.

1430.

Maurice Regnault, « Chroniques. Les Spectacles. La Vie de Galilée de B. Brecht », op. cit., pp. 64-65.

1431.

Bertolt Brecht, Journal de Travail, 1938-1955, texte français Philippe Ivernel, Paris, L’Arche, 1976, p. 32

1432.

Jean-François Sivadier. Jean-François Perrier, « Entretien de Jean-François Sivadier », in Dossier de presse de La Vie de Galilée et La Mort de Danton, Festival d’Avignon, 2005.

1433.

Idem.

1434.

Idem.

1435.

Jean-François Sivadier. Jean-François Perrier, « Entretien de Jean-François Sivadier », in Dossier de presse de La Vie de Galilée, Festival d’Avignon, 2005.

1436.

Georges Banu, « La révolte d’Avignon », in Georges Banu et Bruno Tackels (sous la direction de), Le cas Avignon, Vic La Gardiole, L’Entretemps, 2005, p. 231.

1437.

Jean-Pierre Tolochard, « Le ver du populisme », in Le cas Avignon 2005, op. cit., p. 98.

1438.

Ibid., p. 101.

1439.

Idem.

1440.

Jean-Marc Adolphe, « Sur le fond d’Avignon », ibid., p. 126.

1441.

Robert Abirached, in « Le théâtre de texte confronté à celui des images », Le Monde, 06.09.2005.

1442.

Les Barbares, Maxime Gorki, adaptation de Eric Lacascade, mise en scène de Eric Lacascade, spectacle créé dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes pour le festival d’Avignon 2006. Spectacle vu lors de sa tournée au Théâtre de la Colline en février 2007.