ii. Les Barbares : Théâtre populaire et culture populaire.

‘« Lorsque Gorki commence à écrire Les Barbares, il est âgé d’une trentaine d’années, il sort de prison, il est contraint à l’exil. Il ne cherche pas pour autant à faire des Barbares une pièce politique. Il écrit sur la vie, la souffrance, les difficultés de l’existence, les aspirations, les notions de résistance et de groupes. Cette pièce dépasse le message politique. Les problématiques politiques de la Russie de cette époque : collectivisation, acquisition de la connaissance par les masses populaires, paysannerie, goulags, prolétarisation, sont présentes, mais n’en font pas l’action principale. L’action principale tient dans les échanges amoureux qui circulent. C’est autour de cette action principale que se perçoivent les échos de l’histoire de la Russie révolutionnaire, et c’est ce qui rend la pièce représentable, cent ans après son écriture. Il n’y a pas de lendemain chez Gorki, pas de nostalgie de l’avant. Tout se joue dans le présent, dans l’instant. La pièce a souvent été lue dans un sens unilatéral : Gorki, l’écrivain honoré malgré lui à son retour d’exil dans une Russie stalinienne, n’oublie pas qu’il crut au socialisme révolutionnaire même si, très tôt, il s’est défié du bolchevisme. Les ingénieurs des Barbares peuvent être interprétés comme les porteurs du socialisme. C’est dans ce sens que la pièce fut montée en URSS jusque dans les années 70. À Saint-Petersbourg, montée par Tostagonoff, le message en fut bouleversé : apparut alors la confrontation violente entre les porteurs du savoir, de la culture, du progrès, et une population coupée de tout, privée de culture, réduite à la misère sociale, intellectuelle et affective. » 1443

Le choix de la pièce au sein de l’œuvre de Gorki est en soi significatif de l’ambivalence du propos d’Eric Lacascade. Dans ce texte pessimiste, qui confronte une élite sociale et politique à une population ignare, sans que l’on sache qui sont en définitive les vrais – ou plutôt les plus – barbares, l’auteur des Bas-fonds réduit souvent les classes laborieuses à des classes dangereuses et surtout immorales, représentées par le personnage du « mari de Dounka » - devenu chez E. Lacascade le « mendiant » – alcoolique, qui battait sa femme et terrorise sa fille, qu’il est d’ailleurs prêt à vendre pour quelques kopecks. Mais la mise en scène renforce cette mise à distance de l’espoir révolutionnaire. Certes, presque tous les personnages dénoncent la misère d’ « une partie de la population qui vit pire des animaux » 1444 , mais c’est pour mieux dénoncer ensuite la sauvagerie de ces « criminels en puissance ». 1445 Le seul personnage à porter un discours révolutionnaire qui articule la dénonciation d’une « vie pleine de crimes innommables » 1446 à l’accusation d’une société dans laquelle non seulement « les criminels ne sont pas punis » 1447 , mais où « ce sont même eux qui font les lois » 1448 , est celui de l’étudiant. Or, la première fois qu’il prend publiquement la parole pour exprimer avec force – et crédibilité – ses convictions, sa voix se trouve couverte par l’ivresse bruyante du personnage de Grisha, sur qui l’attention du spectateur est attirée. De même, lorsqu’il chante « Rien n’a changé mais tout commence, où finira cette violence ? Rien n’a changé mais tout commence, tout va finir dans la violence », sa ferveur est mise à distance par les rires moqueurs des autres personnages. Ce qui domine en définitive en termes de propos politique, c’est la mise en question de la condition féminine – en cela la pièce est assez proche de celles d’Ibsen – et cette question est de plus abordée de manière plus existentielle et plus littéraire, que politique. E. Lacascade ancre la pièce de Gorki, écrite en 1905 juste après l’échec de la première tentative révolutionnaire en Russie, non dans ce contexte historique immédiat, mais dans l’histoire théâtrale. L’interrogation sur le couple et les personnages féminins font songer à Tchékhov, référence déjà contenue dans le texte de Gorki, mais contribue également à inscrire ce spectacle dans l’œuvre de E. Lacascade lui-même, et notamment dans ses mises en scène précédentes, auxquelles avaient d’ailleurs collaboré certains des interprètes des Barbares, Lacascade renouant avec l’esprit de troupe. Enfin, dans une traduction qui tient davantage de la réécriture, le texte convoque également Shakespeare, quand Tsyganov déclame avec force lyrisme qu’« il y a quelque chose de pourri dans l’harmonie de la création. » 1449

Outre ces références au patrimoine littéraire universel, le spectacle entend s’inscrire plus précisément dans la tradition du théâtre populaire, par le recours aux mêmes codes esthétiques utilisés par J.-F. Sivadier. L’on retrouve ainsi le plancher en bois, l’utilisation de tréteaux qui portent ici des éclairages caractérisés par leurs couleurs chaudes qui contribuent à créer une ambiance festive, à laquelle contribue également la présence de guirlandes lumineuses multicolores. Les changements de décor sont à plusieurs reprises effectués à vue par les comédiens. Le choix des comédiens et des codes de jeu renvoie également aux codes du théâtre populaire, de même que les emprunts au cirque, forme populaire par excellence dans l’imaginaire collectif. Le caractère « sauvage » 1450 de la fille du maire, Katia, est exprimé par le fait que son interprète Millaray Lobos, tantôt roulée en boule sous une table, tantôt juchée sur un lampadaire qu’elle escalade comme un mât chinois, défie les lois de la pesanteur comme l’ordre établi. De même, c’est Gilles Defacque, clown de son état et illustre fondateur du Théâtre International de Quartier du Prato, qui interprète le personnage du maire et de même, le travail chorégraphique, marque de fabrique d’E. Lacascade, est dans ce spectacle encore très présent. Le recours à ces formes non verbales est destiné à revivifier « la tradition théâtrale française enkystée dans le texte [et qui] souffre d’inhiber la langue du corps au profit du seul texte. » 1451 L’utilisation de formes non verbales et festives va de pair avec la volonté d’une proximité avec le public. A défaut des spectateurs, les comédiens circulent entre la scène et la salle, et un certain humour est cultivé, le public étant gentiment bousculé, les petites provocations étant destinées à créer une complicité qui n’a rien de commun avec la provocation brutale revendiquée par certains artistes de la cité du théâtre postpolitique. A Stépane qui s’étonne d’entendre Tcherkoun parler seul, ce dernier répond qu’il discute avec une femme – Katia – qui se trouve « par là-bas », désignant d’un geste vague la salle, donc le public. De même, quand la femme de l’ingénieur Tcherkoun, Anna arrive avec sa bonne, Stiopa, elles font une première halte et posent leurs valises dans la salle, l’incluant géographiquement dans la fable. Outre ces différents éléments qui fonctionnent à la manière de marqueurs du théâtre populaire, le spectacle revendique plus largement des références à la culture populaire.

Le spectacle s’ouvre sur le « tube » du groupe de rock REM, intitulé « Losing my religion », interprété par un comédien qui s’accompagne à la guitare. Avant même l’entrée dans la pièce, la captatio benevolentiae du spectateur se fait ainsi par la référence à la culture populaire comme code partagé par le public et la salle. Le spectacle prend acte en quelque sorte à la fois du fait que le public de théâtre, public cultivé par définition, est aussi désormais un public qui assume ses goûts pour la culture populaire, comme l’ont démontré les récents travaux de Bernard Lahire sur la « dissonance » des pratiques culturelles des élites. 1452 Le sociologue qui se situe comme toujours entre dette et critique 1453 à l’égard de son ancien maître Pierre Bourdieu, ne conteste pas les travaux antérieurs sur la cohérence culturelle, mais incite à nuancer fortement le constat bourdieusien qui voulait que « le goût classe, et classe celui qui classe » 1454 , notamment du fait d’une évolution de la société. L’analyse des résultats de l’enquête de 1997 sur les Pratiques culturelles des Français 1455 , complétée par une centaine d’entretiens centrés sur les pratiques culturelles réalisés auprès de jeunes gens et d’adultes 1456 , incite B. Lahire à considérer que l’ancien schématisme ne vaut plus, qui faisait correspondre strictement comportements culturels et appartenance socio-professionnelle. S’il demeure encore largement vrai que les catégories populaires reconnaissent essentiellement des pratiques jugées « peu légitimes », « basses » ou « indignes » pour reprendre le vocabulaire consacré, à l’inverse les catégories sociales dominantes ne reconnaissent plus uniquement des pratiques culturelles légitimes, hautes et dignes, voire, « avouent » majoritairement des pratiques non légitimes. Et le constat est particulièrement valable pour la musique rock, pratique « peu légitime » et pourtant pratiquée par des individus dotés d’un fort capital culturel, appartenant aux catégories socialement dominantes. Toujours associée à une culture festive et populaire, de la fanfare de cuivre au bal musette en passant par le chant en canon, la musique demeure présente tout au long d’un spectacle qui entend faire coïncider la tradition du théâtre populaire avec la prise en compte des goûts du public réel des salles de spectacle en ce début de XXIe siècle.

Cette inscription dans la lignée du théâtre populaire, présente chez E. Lacascade en termes d’esthétique du spectacle, l’est également dans le discours, mais avec une évolution de taille. Le débat sur la mission de service public se focalise désormais non plus sur la démocratisation et le public, nous l’avons vu, mais sur les enjeux liés au financement public. Eric Lacascade va se trouver en 2007 au centre d’une polémique qu’il nous paraît à ce titre important de comparer à « l’affaire » Nordey au TGP en 1999. Dans les deux cas, l’idéal de théâtre public invoqué entre en contradiction violente avec la réalité de la gestion économique du théâtre, mais il ne s’agit pas du même idéal. L’assimilation du « théâtre populaire » au « théâtre d’art » contre le « théâtre citoyen » témoigne bien du déplacement des enjeux que suggère l’évolution déjà mentionnée de Olivier Py.

Notes
1443.

Entretien avec Eric Lacascade, propos recueillis par Angelina Berforini. Texte de présentation du spectacle sur le site du Théâtre de la Colline, consultable en ligne à l’adresse http://www.colline.fr/spectacle/index/id/125/rubrique/presentation

1444.

Les Barbares, op. cit., p. 110.

1445.

Idem.

1446.

Ibid., p. 111.

1447.

Idem.

1448.

Idem.

1449.

Ibid., p. 119.

1450.

Eric Lacascade, adaptation d’après Maxime Gorki, Les Barbares, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2006, p. 67.

1451.

Angelina Berforini, « De la littérature comme travail », p. 15.

1452.

Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.

1453.

Nous reprenons ici le titre de l’ouvrage dirigé par Bernard Lahire, Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999.

1454.

Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 6.

1455.

Cette enquête a déjà donné lieu à une série de publications, voir notamment Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français : enquête 1997, Paris, La Documentation Française, 1998.

1456.

L’enquête « Pratiques culturelles des Français 1997 » a été conduite auprès d’un échantillon de 3000 personnes représentatif de la population française de 15 ans et plus. En outre, 1350 personnes représentatives de la population ayant assisté au cours des 12 derniers mois à un spectacle vivant ont été interrogées grâce au même questionnaire. Parallèlement, pour cet ouvrage, une centaine d’entretiens a été réalisée (81 auprès d’adultes entre 23 et 85 ans, et 30 auprès d’adolescents de 16-17 ans), et quelques études de cas ont été menées (observation de soirées karaoké, étude du « cas André Rieu », analyse des invités de deux émissions télévisées, notamment.)