4. Les tensions du théâtre d’art, entre idéal du service public et principe de réalité financier (É. Lacascade et S. Nordey).

Objet d’une polémique enragée sur fond de déficit et d’accusation d’immoralisme, Eric Lacascade, directeur du CDN de Caen, entend, dans sa lettre ouverte datée du 21 mars 2007, informer chacun des « cher[s] ami[s] » 1457 que sont selon lui les autres directeurs d’institutions d’une « problématique d’intérêt général. » 1458 A la différence de celui des scènes nationales, le statut des CDN est souvent source de tensions entre l’« être directeur » et l’« être metteur en scène » du directeur de la structure, d’une part du fait d’une incompétence d’artistes parfois peu doués pour la gestion comptable, d’autre part du fait parfois de conflit d’intérêt entre ces deux identités. En l’occurrence, il est reproché à E. Lacascade d’avoir laissé le CDN dans une situation comptable pire qu’à son arrivée – alors qu’il avait été nommé sur la promesse d’un assainissement de la situation préalable et surtout, d’avoir vendu à perte son spectacle Les Barbares après avoir appris qu’il ne serait pas prolongé dans ses fonctions, endettant durablement le CDN et compromettant la programmation de la saison 2007-2008. Dans sa lettre, E. Lacascade plaide sa cause non plus au nom de la mission de service public, mais du statut de service public du théâtre :

‘« Permettez-moi de me souvenir de quelques principes basiques du bon fonctionnement de tout service public; l’un s’appelle péréquation. Celle-ci consiste à ne pas avoir comme but desdits services la rentabilité et le profit. Ne pas avoir le nez rivé sur le profit donne une certaine flexibilité dans le rééquilibrage des comptes d’une année sur l’autre, et permet par exemple de faire plus de recherche intensive une année, et l’année suivante équilibrera les comptes. Un autre de ces principes s’appelle la continuité du service public : à sa tête, les hommes changent, mais le fonctionnement de l’institution perdure. Cela n’a rien d’exceptionnel, et ce n’est pas non plus un privilège des artistes. A la poste, par exemple, le déficit occasionné par l’acheminement des lettres normales était équilibré par les bénéfices engendrés par le transport des colis. Et c’est bien sûr la même chose dans les hôpitaux, les universités, les écoles etc… » 1459

Sans nous prononcer en l’espèce sur l’authenticité de l’argumentation développée par Eric Lacascade, il est intéressant de noter qu’il invoque le service public contre la logique de rentabilité typique de l’ « idéologie » libérale et de la « loi du marché. » Et de fait, le principe même du théâtre comme bien public, fondé sur une idéologie républicaine qui valorise la notion d’espace public et de bien commun, est mis en question sous couvert de « pragmatisme économique », et E. Lacascade cite l’exemple du nouveau protocole pour les intermittents, censé réduire le déficit, et qui a échoué sur ce point, mais a efficacement œuvré à ce qui était peut-être son objectif secret : que « le réel soubassement du théâtre public se [fasse] la malle. » 1460 Retournant comme un gant le reproche de mauvaise gestion, E. Lacascade argue du fait qu’« attaquer à cet endroit-là l’un des fondements de notre lien social et du bien public, c’est obéir au nouveau sacré, qui organise et structure nos sociétés : argent, profit, marchandisation. » 1461 Refusant que son travail au CDN soit évalué « par le prisme d’un item économique », E. Lacascade « revendique haut et fort » le fait que « [sa] priorité en tant que directeur a toujours été artistique. Et celle de [son] équipe de servir le public et les artistes. » 1462 Pour lui, la polémique participe d’une attaque « contre un positionnement de gauche, contre un partage de l’outil, contre une notion de collectif, […] contre cette façon de faire du théâtre sans stars, [...]. Aujourd’hui, la normativité fait la loi » 1463 et le « bilan artistique » « disparaît derrière la gestion économique. » 1464 Il est à ce titre intéressant de comparer cette polémique avec « l’affaire » du TGP qui, dix ans plus tôt, avait également soulevé la question du décalage entre l’idéal du théâtre public et la réalité de projets toujours jugés trop coûteux.

Nommé en mai 1997 à la tête du CDN Gérard Philippe à Saint-Denis, Stanislas Nordey accuse en octobre 1999 un déficit de dix millions de francs environ. L’Etat refuse l’étalement de la dette et exige dès la première année le remboursement de six millions, soit le montant de la part artistique pour l’année à venir. Face à la catastrophe que représenterait l’annulation de la saison, un Collectif des Compagnies programmées au TGP en 2000-2001 se constitue, réunissant près de cinq cents artistes. Avec la direction du TGP, mais aussi l’action des tutelles et des partenaires (Ministère, DMDTS, ONDA, DRAC Ile de France, Conseil Général de Seine Saint-Denis) et grâce également à la solidarité financière de nombreuses structures théâtrales, la barre est péniblement redressée. Pour S. Nordey, cette « affaire » est le fruit de « dérapages de gestion » 1465 qu’il ne conteste pas, mais également, et plus profondément, d’un « vrai désaccord de fond » entre les services du Ministère et la direction du théâtre, et de la volonté de « faire un exemple ». Pour Yan Ciret, après avoir été érigé en « porte-parole du théâtre qui s’occupe du social », au moment où le Ministère Trautmann réaffirmait précisément la responsabilité sociale des artistes, S. Nordey a dans un deuxième temps été transformé en « bouc émissaire » et « lynché » 1466 du fait de l’impossibilité de faire coïncider une haute ambition artistique et sociale avec une viabilité économique durable. Car le projet de S. Nordey et de V. Lang, l’un comme l’autre « exaspérés que tant de moyens ne soient attribués finalement qu’à quelques uns, et que ces lieux ne soient fréquentés que par une caste » 1467 , marquait la volonté de se démarquer d’ « une génération qui a en main tous les pouvoirs » 1468 , politiques et artistiques, et qui peine à céder la place, et de renouer avec l’idéal de décentralisation et de démocratisation, encore conçues comme vocation du « théâtre public », comme en témoigne la présentation des trois piliers du projet :

‘« 1. Dans quelle mesure avez-vous choisi Saint-Denis ?
Saint-Denis est une vraie ville, à la différence de Paris. Le théâtre y est physiquement inscrit au centre. Je n'aurais jamais pris la direction d'un autre théâtre. […] Il m'était impensable de ne pas travailler en banlieue, parce qu'il y a une mixité de population qui me passionne. Saint-Denis a une véritable histoire dans laquelle le théâtre a lui-même une histoire où je pouvais m'inscrire. L'idée était de rentrer dans une peau déjà existante et de la faire revivre.
2. Comment l'idée de théâtre public peut-elle être encore considérée comme « révolutionnaire » ?
L'idée de théâtre public est toute neuve. Elle n'a jamais été gagnée. Elle est née il y a une cinquantaine d'années, donc elle est en enfance, et dans une enfance, on a des accidents de croissance. Est-ce que le théâtre public n'a pas grandi trop vite par moments, est-ce qu'il n'a pas besoin de retrouver une cohérence et un passage ? On est au passage du deuxième témoin. Il y a eu les fondateurs : les Gignoux, Dasté, Garran ; puis les Lavaudant, les Vincent, et c'est le moment maintenant où ceux-ci vont avoir à faire le passage. Quand je parlais de « révolution » dans le Manifeste, je parlais de tour sur soi-même, avec un regard qui change constamment. Révolutionner les choses, c'est ne jamais les considérer comme acquises : le théâtre doit être dans un état de révolution permanente.
3. Vous faites appel aux poètes. Comment les rassembler ?
En réaffirmant que cette maison n'a de sens que si elle est traversée par leur parole. Déjà, le dire est important. Pour faire du théâtre, on n'a pas forcément besoin de metteur en scène, ni de décorateur ni de costumier, on a besoin de poètes et d'acteurs. Je voudrais donc que ce soit la maison des poètes et des acteurs. L'idée était d'en convoquer vingt-quatre différents dans l'année. On va passer des commandes à de jeunes auteurs, trois par an, et autour de la Coupe du monde de football, on fait traduire trente-deux étrangers. » 1469

A la fin des années 1990, S. Nordey revendique un « théâtre citoyen » et non seulement un théâtre d’art, parce qu’il n’est pas seulement metteur en scène mais aussi directeur de lieu. Directeur pédagogique de l’Ecole du TNB depuis 2001, il maintient aujourd’hui la filiation avec l’idéal de transmission cher aux pionniers du théâtre populaire, mais radicalise la portée civique de l’éducation des jeunes générations d’artistes. Il entend former non seulement des acteurs mais des citoyens, et entend plus précisément encore leur forger une conscience politique aiguë, propédeutique à l’action politique, comme en témoigne son travail avec la promotion 2001-2006 sur Gênes 01 et Peanuts de Fausto Paravidino, qui s’intègre selon nous à la cité du théâtre de lutte politique. S. Nordey a accompli ainsi une trajectoire inverse de celle d’Olivier Py, dont nous avons vu qu’il renie aujourd’hui l’appellation « théâtre citoyen », alors que les deux « petits-fils de Jean Vilar» partageaient encore les mêmes vues en 1997 :

‘« Jean Vilar disait que le théâtre doit être un service public, comme le gaz et l'électricité. C'est une bonne formule, parce qu'elle est très efficace. Mais, en même temps, il faut faire très attention : le théâtre n'est quand même pas comme le gaz et l'électricité. Il est un peu plus raffiné, parfois. Ceci dit, nous tenons à la formule, qui renvoie à une idée fondatrice du théâtre public : un moyen d'instituer un dialogue avec la démocratie. Aujourd'hui, on entend souvent dire que le théâtre est l'endroit le plus inefficace, le plus inapte à représenter les hommes en général et la société telle qu'elle est. Il flotte sur la génération qui a quarante, cinquante ans, un désarroi lié à l'idée que l'aire techno-médiatique aurait écrasé les planches, que le public se désintéresse absolument des poètes contemporains, qu'il n'est pas possible d'inventer quelque chose. C'est dangereux. Quand on raisonne ainsi, on abandonne tout regard actif sur la société. » Si les budgets de la culture ont été augmentés en 1981, ce n'était pas seulement pour permettre aux décorateurs et aux metteurs en scène de développer leur imaginaire ce qui s'est trop souvent passé. L'apport d'argent aurait dû aussi servir à subventionner le public. Le ministère n'a pas suffisamment assumé ses responsabilités. Il aurait dû faire le gendarme pour empêcher les dérives, contraindre les théâtres à respecter leur cahier des charges. » Ainsi, aujourd'hui, le prix des places de théâtre est trop élevé. On peut trouver des places pas chères avec les réductions, mais ce système n'est pas satisfaisant parce qu'il désigne les publics. […] Le prix des places pourrait être moins élevé. Quand on dit qu'il devrait être de 50 francs, on s'entend répondre que cela déprécierait les spectacles, en termes de marketing. Cela prouve bien que c'est un choix politique, et pas économique. » 1470

En dix ans, on mesure l’évolution du discours de O. Py, qui fait désormais passer à l’arrière plan les questions de politique tarifaire et de démocratisation, tout en continuant de rejeter l’immoralisme qui a accompagné l’ère Lang, et en maintenant la référence à la fonction politique du théâtre comme « dialogue avec la démocratie. » C’est désormais essentiellement la fonction civilisatrice du théâtre qui rend légitime son financement public, par le rappel de cette vérité que le libéralisme pourrait faire oublier, voire disparaître : l’homme ne se réduit pas à un producteur-consommateur :

‘« Ce théâtre communautaire […], ce théâtre non pas à tout prix révolutionnaire ou révolté, mais naviguant du moins à contre-courant des habitudes, des traditions confortables, des politiques installées, des droits acquis, ce théâtre pour le populaire en un mot, n'était-il qu'une utopie nécessaire ? Existait-il vraiment ? N'était-ce pas seulement un paysage imaginaire ? », se demande Vilar. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette soirée donne à penser. Sur la notion de « théâtre populaire » et son sens possible aujourd'hui, sur la « politique culturelle », sur la notion d'intérêt public et général. Sur l'exigence, enfin, ou l'ambition, que se donne ou non une société pour les hommes qui y vivent. Et sur la manière dont le théâtre agit. Mais elle le fait avec tous les moyens du théâtre […] » 1471

Chez O. Py comme chez E. Lacascade, le « théâtre public », autrement dit le financement public du théâtre, demeure nécessaire et légitime, même s’il est découplé de toute démocratisation réelle du public, parce que le théâtre constitue par ce fait même un contre-modèle à la société marchande, et qu’il s’inscrit de plus, d’un point de vue esthétique, dans la filiation avec le « théâtre populaire ». Comme E. Lacascade ou J.-F. Sivadier, O. Py réactive ainsi le mythe du « théâtre de tréteaux » 1472 dans sa soirée d’hommage à Vilar. Au terme de notre analyse, nous pouvons porter un regard nouveau sur la polémique d’Avignon évoquée dans notre introduction concernant la définition des enjeux contemporains du théâtre populaire. Certains des tenants contemporains de la formule « théâtre populaire », de A. Mnouchkine à O. Py en passant par J.-F. Sivadier et E. Lacascade, maintiennent le rejet du théâtre politique présentant une vision clivée du monde, et oeuvrent ainsi à présenter une lecture œcuménique de l’histoire théâtrale, quitte à la fausser quelque peu, comme le manifeste le « cas » Brecht . Autre point d’accord entre les nouveaux artisans du théâtre populaire et les artistes de la cité du théâtre postpolitique, la reconnaissance de l’impossibilité de démocratisation. Mais ils ne s’accordent pas cependant sur les conséquences à tirer de ce constat. Alors que le théâtre d’avant-garde revendique la cohérence entre un élitisme dans la composition du public réel et une esthétique élitiste, c’est-à-dire notamment une esthétique non consensuelle, polémique, le théâtre populaire assume sa mission de service public en se focalisant sur une spécificité esthétique, celle de poursuivre la vocation des pères d’un théâtre comme divertissement noble et civilisateur, qui réunisse l’assemblée et ne vise pas à choquer. Mais deux options se dégagent au sein de cette cité du théâtre politique œcuménique, incarnées par les positions récentes d’A. Mnouchkine et de O. Py. Les deux grands noms du théâtre public français sont d’accord sur la spécificité de la conscience citoyenne de l’artiste comme sur la vocation et le pouvoir civilisateurs de la culture et de l’art, ce qu’ont montré leurs prises de position depuis les années 1990, de la lutte contre la barbarie en ex-Yougoslavie à la dénonciation du soutien de P. Handke à S. Milosevic en 2006, en passant par la défense des Droits de l’Homme et des sans papiers en 1996. Mais ils diffèrent sur la détermination de ce « théâtre populaire » et par là même sur ses enjeux. La première prône un « théâtre citoyen » qui, s’il se définit contre le théâtre politique asservissant l’art, n’en demeure pas moins fidèle à une volonté pédagogique d’ordre quasi moral, tandis que le second récuse même ce modèle pour prôner un « théâtre d’art » dépourvu de toute ambiguïté quant à son inutilité sociale. Il ne s’agit pas de « résoudre la fracture sociale » 1473 mais de s’adresser au public non en citoyen mais en mortel qui parle à des mortels de l’humaine condition.

Notes
1457.

Eric Lacascade, Lettre ouverte, Lille, 21 mars 2007.

1458.

Idem.

1459.

Idem. Cet argument appelle un commentaire, puisque les établissements scolaires ne fournissent pas un bon exemple, puisqu’ils ont l’obligation d’équilibrer leurs recettes chaque année.

1460.

Idem.

1461.

Idem.

1462.

Idem.

1463.

Voir La Lettre du spectacle n° 184, du 11 mai 2007, pp. 2-3.

1464.

Idem.

1465.

Stanislas Nordey, in Yan Ciret, Franck Laroze, entretiens avec Stanislas Nordey et Valérie Lang, Passions Civiles, La Passe du Vent, 2000, p. 11.

1466.

Yan Ciret, ibid., p. 12.

1467.

Valérie Lang, ibid., p17.

1468.

Stanislas Nordey, ibid., p. 15.

1469.

Jean-Louis Perrier, « Stanislas Nordey réactive le Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis », Le Monde, 11 mai 1998.

1470.

Stanislas Nordey et Olivier Py, « Stanislas Nordey et Olivier Py secouent le cocotier du théâtre public. Les engagements fermes des " petits-fils" de Vilar », Le Monde, 07 mars 1997.

1471.

Olivier Py, soirée d’hommage à Jean Vilar, Festival d’Avignon, 27 juillet 2006. Cité par Fabienne Darge, « Olivier Py rend hommage à l’utopie nécessaire de Jean Vilar » Le Monde, 29 juillet 2006.

1472.

Ibid.

1473.

Olivier Py, propos recueillis par Fabienne Darge et Nathaniel Herzberg, « On ne peut pas demander au théâtre de réduire la fracture sociale », Le Monde, 04 mai 2007.