Du théâtre citoyen au théâtre d’art ? Ambiguïtés et reformulations de la défense du « théâtre de service public » de 1989 à 2007

Dans la cité du théâtre politique œcuménique, le premier devoir de l’artiste a toujours été et demeure un devoir esthétique, et en ce sens le militantisme à l’œuvre dans cette cité se voue avant-tout à la cause… du théâtre et de la culture, dont la nécessité demeure légitimée aux yeux des artistes de la cité du théâtre politique oecuménique par la foi dans leur vocation civilisatrice. Mais, alors que dans les années 1990 triomphe la vision du théâtre populaire comme « théâtre citoyen » et la figure de l’artiste comme citoyen engagé d’abord dans son art mais aussi dans les affaires du monde, la formule « théâtre d’art » vient en force au début du XXIe siècle radicaliser encore le recentrage du militantisme sur la culture et le théâtre. L’évolution du contexte politique revêt à ce titre une importance fondamentale. Si l’heure de gloire du Ministère Lang sur laquelle s’ouvre notre période contient en germe le passage de l’interventionnisme au désengagement de l’Etat au profit des collectivités territoriales notamment, c’est le retour de la droite au Ministère de la Culture en 2002 qui va remettre en cause la vocation même d’une culture et d’un théâtre publics. Car ce n’est plus seulement de décentralisation des politiques culturelles, mais de privatisation, qu’il va de plus en plus être question désormais. Or les artistes dont il est question ici prônent le primat de l’esthétique sur les enjeux sociaux et politiques, et ne peuvent ni ne veulent en outre plus appuyer leur défense sur l’ambition de démocratisation ni sur l’universalité du jugement de goût ou le caractère populaire de la fréquentation des théâtres.

Pour défendre la nécessité d’un engagement de l’Etat dans la culture, ils insistent donc désormais moins sur la mission que sur le statut de service public du théâtre, et font de la vocation civilisatrice et spirituelle de la culture un argument contre la privatisation du secteur culturel considéré à la fois comme partie intégrante et comme métaphore de l’espace public démocratique et républicain. Le théâtre public est défendu comme projet de civilisation contre la marchandisation généralisée d’une société qui ne définirait plus l’homme que par son statut de producteur-consommateur, et c’est ainsi contre le risque que l’art soit « domestiqué par la consommation culturelle » 1476 et face à l’urgence majeure que constitue l’élection présidentielle de 2007 que le « monde du spectacle vivant » en appelle à la « République artistique et culturelle. » Cette posture de résistance liée au contexte politique le plus récent demeure cependant centrée sur la question culturelle, et l’intégralité des propositions de la lettre ouverte précédemment mentionnée ne font en réalité pas consensus, notamment la volonté de « structurer le lien social » ou renouer avec la « force de contestation » du théâtre, qui démarquent respectivement la cité du théâtre politique œcuménique de la cité du théâtre de refondation de la communauté politique, et de la cité du théâtre de lutte politique. Cette dernière se caractérise ainsi par une filiation avec l’autre lignée du théâtre populaire – de classe – qui n’oppose pas l’idéologie à l’idéal, et voit dans 1989 non le tombeau du marxisme mais le renouveau de la contestation politique, ce dont témoigne le renouveau d’une lecture politique de Brecht. Et la cité du théâtre de refondation de la communauté sociale et politique assume quant à elle la vocation de démocratisation du théâtre de service public, fondée non pas sur une métaphysique de l’art et une figure prophétique de l’artiste, mais sur un refus d’abandonner la préoccupation concrète du public et du peuple, du peuple comme public et du public comme peuple et sur la volonté, par le théâtre, de refonder la communauté civique.

Notes
1476.

« Pour une République artistique et culturelle », Lettre ouverte du monde du spectacle vivant aux candidats à l'élection présidentielle, signée par quarante artistes et directeurs de structures culturelles, « Rebonds », Libération, 15 mars 2007.