Introduction. Démocratisation culturelle et démocratie culturelle

Le « droit à participer à la vie culturelle de la communauté » figure dans la Déclaration Universelle des Droits de l’homme de 1948, et une rapide analyse de cette formule révèle que l’accès à la culture – et donc implicitement et entre autres, au théâtre – est posé comme un droit, et qu’il est posé comme tel sur le mode non de la contemplation des œuvres mais d’une participation directe. Il est en effet question non pas directement de culture, mais de « vie culturelle », formule qui fait primer la dimension festive et collective sur la sacralisation de l’œuvre d’art, et induit donc une définition de l’art et de la culture plus large, en décalage avec celles à l’œuvre dans les cités précédemment évoquées. Le « droit » culturel s’inscrit en outre dans le cadre d’une appartenance plus globale à « la communauté », le terme paraissant désigner moins la « société », organisée en différents groupes sociaux, que la communauté civique des citoyens dans son ensemble et dans son unité. Ainsi, la mission d’intégration à la communauté sociale et politique fait depuis longtemps partie intégrante du cahier des charges de la culture. Mais cet enjeu va connaître des vagues de transformations successives aussi importantes que contradictoires des années 1970 au début du XXIe siècle, du fait des évolutions conjuguées du rapport au politique, de la composition de la société et des rapports entre les différents groupes sociaux, mais aussi du fait des modifications de la place symbolique et réelle du théâtre dans la cité et des modes d’appréhension du public. Les enjeux propres à cette cité sont donc relativement récents, ce qui explique que notre étude de la cité du théâtre de refondation de la communauté théâtrale et politique soit moins longue que les précédentes, notamment en comparaison de la cité du théâtre politique oecuménique, chargée au contraire d’un rapport complexe d’héritage à une longue et riche tradition.

La cité du théâtre de refondation de la communauté théâtrale et politique, telle qu’elle prend forme depuis la fin des années 1980, pose pour acte fondateur un constat identique à celui qui se trouve au principe de la cité du théâtre postpolitique, relatif à la désagrégation du lien politique. Mais, au lieu qu’il vienne nourrir un pessimisme anthropologique et politique radical, ce constat induit dans la cité qui nous occupe ici l’ambition d’un renouveau réciproque du théâtre et de la communauté politique. L’explication principale tient au fait que la cité du théâtre de refondation de la communauté théâtrale et politique, à la différence des trois autres, ne considère pas le théâtre avant-tout comme la production d’un discours critique sur le monde en forme d’objet artistique, mais comme un acte collectif pragmatique. Se trouvent alors sensiblement évacuées toutes les déstabilisations liées aux fluctuations idéologiques depuis la fin des années 1980, puisque ce sont précisément elles qui ont induit la nécessité de cette cité, dont le principe supérieur commun est la recréation du bien commun par le biais du théâtre comme « lieu commun ». Le renouvellement de l’action politique se fait par le truchement du renouvellement de l’acte théâtral, et inversement le théâtre se trouve de fait renouvelé par le changement de cible et les efforts menés pour toucher le « non-public ». Le théâtre se centre alors moins sur le « résultat » – le spectacle – que sur le processus théâtral considéré comme un acte.

Par son ambition de toucher un nouveau public, cette cité s’inscrit pour partie dans la filiation de l’ambition historique affichée du théâtre populaire développée dans la cité du théâtre politique œcuménique, puisqu’il s’agit d’élargir le socle du public, et d’élargir par là la portée démocratique du théâtre, à la fois en terme de composition du public et en terme de participation à la vie démocratique. Mais plusieurs points démarquent radicalement cité du théâtre de refondation de la communauté théâtrale et politique de la cité du théâtre politique œcuménique : il ne s’agit pas prioritairement de participer au débat public ni de produire un discours critique, et de plus, les voies empruntées diffèrent fortement, précisément parce que les précédentes ont fait la preuve de leur inefficacité. L’échec de la démocratisation théâtrale, admis à contrecœur mais de manière semble-t-il définitive dans la cité du théâtre politique œcuménique, n’a pas la même portée dans la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, peut-être parce que les acteurs premiers de cette cité ne sont pas les artistes mais les pouvoirs publics. 1989 coïncide avec le début d’une réorientation institutionnelle du théâtre sur sa mission sociale, qui entend prendre à bras le corps la question du non-public en misant essentiellement sur une refonte du lieu théâtral (chapitre 1). Et ce changement de lieu va de pair avec un renversement dans la relation entre le public et les artistes, comme dans celle qui unit le public et l’œuvre, abolissant les frontières de la représentation ,et déstabilisant fortement le statut du spectacle au sein du processus théâtral (chapitre 2).