a. Mai 68. Naissance du « non-public » comme figure sociale et théâtrale de l’exclusion.

La notion de « non-public » est arrivée avec force fracas dans le débat sur la culture en Mai 1968, brandie par la nouvelle génération de metteurs en scène et directeurs de lieux qui prend brutalement congé des aînés dans la Déclaration de Villeurbanne :

‘« Jusqu'à ces derniers temps, la culture en France n'était guère remise en cause, par les non-cultivés, que sous la forme d'une indifférence dont les cultivés, à leur tour, se souciaient peu. […] La simple diffusion des œuvres d'art, même agrémentée d'un peu d'animation, apparaissait déjà de plus en plus incapable de provoquer une rencontre effective entre ces œuvres et d'énormes quantités d'hommes et de femmes… En fait, la coupure ne cessait de s'aggraver entre les uns et les autres, entre ces exclus et nous tous, qui, bon gré, mal gré, devenions chaque jour davantage complices de leur exclusion. D'un seul coup, la révolte des étudiants et la grève des ouvriers sont venus projeter sur cette situation familière et plus ou moins admise, un éclairage particulièrement brutal. Ce que nous étions quelques uns à entrevoir […] est devenu pour tous une évidence : […] la coupure culturelle est profonde […] c'est […] notre attitude même à l'égard de la culture qui se trouve mise en question de la façon la plus radicale. Quelle que soit la pureté de nos intentions, cette attitude apparaît en effet à une quantité considérable de nos concitoyens comme une option faite par des privilégiés en faveur d'une culture héréditaire, particulariste, c'est-à-dire tout simplement bourgeoise. Il y a d'un côté le public, notre public, et peu importe qu'il soit, selon les cas, actuel ou potentiel (c'est-à-dire susceptible d'être actualisé au prix de quelques efforts supplémentaires sur le prix des places ou sur le volume du budget publicitaire) et il y a de l'autre un non-public : une immensité humaine composée de tous ceux qui n'ont encore aucun accès ni aucune chance d'accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu'il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas. » 1478

Les signataires de la Déclaration de Villeurbanne du 25 mai 1968 attaquent l’illusion d’une culture prétendument universaliste et réellement inégalitaire, et dressent un bilan très négatif de plusieurs décennies d’une décentralisation qui n’a pas réalisé les espoirs de démocratisation qui avaient présidé à son financement en tant que service public. Le reproche prend des allures d’accusation politique, puisque l’échec de la démocratisation théâtrale est explicitement corrélé à une situation de domination économique et sociale de certains groupes sur d’autres, les hommes de théâtre reprenant à leur compte la découverte bourdieusienne que l’exclusion culturelle vient redoubler et de ce fait aggraver l’exclusion sociale. La nature de la désillusion qui se fait jour en Mai 1968 doit pourtant être précisée, dans la mesure où les pionniers de la décentralisation n’étaient pas naïfs et ignorants de la réalité du public au point de croire que les ouvriers et petits employés soient venus en masse communier sur les bancs du TNP et du théâtre public. Vilar lui-même, dès 1949, émettait de fortes réserves sur la réalité de l’auto-célébration de la communauté permise par l’art dramatique. 1479 Comme le disait si bien Hubert Gignoux, si le théâtre populaire est une illusion, un mythe pourrait-on dire, et son public un fantasme, il s’agit néanmoins de « rechercher parmi ses leurres une vertu, celle, par exemple, d’exprimer un appel qui serait bon en soi, même s’il désigne un but insaisissable, simplement parce qu’il détermine une orientation juste des pensées et des actes. » 1480 Plus qu’une désillusion, Mai 68 est donc à interpréter comme un changement de cap et un renoncement à l’utopie jusque là indissociable de l’histoire du théâtre populaire comme théâtre public, celle d’une foi dans une culture universelle qui s’imposerait à tous, et par nature émancipatrice. Ce renoncement est lourd de conséquence parce qu’il rend caduque le socle de légitimation sur lequel se fondait le financement de la culture comme service public, financé par la collectivité parce qu’au service de son ensemble. Dès lors, la culture n’est plus légitimée par elle-même, mais en tant qu’elle a un – éventuel – impact social.

Notes
1478.

Déclaration de Villeurbanne, citée par Philippe Urfalino, in L’invention de la politique culturelle, Paris, Hachette Pluriel, 2004, pp. 241-242.

1479.

Alfred Simon, Jean Vilar, Besançon, La Manufacture, 1991, p. 101.

1480.

Hubert Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale, Ed de l’Aire, Lausanne, 1981, p. 386.