Comme nous l’avons vu dans notre partie précédente, le développement de la sociologie a joué un rôle considérable dans la réflexion sur le non-public. 1486 Après les travaux bourdieusiens des années 1960, ce sont les résultats des enquêtes sur les pratiques culturelles des français, de 1973-1974, de 1981, et particulièrement de 1989 1487 qui vont une fois encore remettre en question le bilan du théâtre comme service public, et invalider à travers lui, sinon le principe, du moins les méthodes de la conquête du non-public. En 1973,12 % des Français de plus de quinze ans sont allés au moins une fois au théâtre dans l’année, contre 10 % en 1981, 14% en 1989, 16% en 1997. 1488 En dépit d’une légère amélioration à partir de la fin des années 1980, ces enquêtes vont surtout révéler que le « non-public » doit être entendu en un double sens. S’il est vrai que l’exclusion sociale induit toujours une exclusion culturelle, la réciproque n’est pas valable, car près de 75% des Français ne fréquentent pas le(s) théâtre(s). Le non-public désigne donc les « exclus » sociaux mais également plus largement la majorité de la population, et il importe de distinguer ces deux « non-publics », qui ne doivent pas être ciblés avec les mêmes méthodes. Pour atteindre le non-public au sens très restrictif d'exclus du théâtre parce qu’exclus de la société, il s'agira donc de mettre en place des actions très ponctuelles, qui le plus souvent tentent de faire goûter ces populations non pas directement au spectacle, mais au faire théâtral, l’objectif étant d’ouvrir à la culture mais aussi, à travers cela, de lutter contre l’exclusion sociale, la culture et le théâtre étant considérés moins comme une fin que comme un vecteur d’intégration sociale. Ces actions destinées à un (non-) public ciblé peuvent toutefois s'étendre. Tout le travail de valorisation des lieux marginaux, friches et autres squats doit se comprendre dans la volonté toujours renouvelée – car jamais réalisée – d'ouvrir le théâtre sur la cité et les cités, en le faisant précisément sortir des théâtres. Les réponses proposées à partir des années 1990 diffèrent des précédentes en termes d’objectifs, puisque la fonction sociale de la culture est plus explicitement mise en avant, et donc en termes de méthodes, le théâtre « hors les murs » et « dans la cité » se développant de manière considérable, de même qu’est repensé le rapport entre un (non-)public considéré désormais en tant que population, et le théâtre, de ce fait appréhendé moins dans sa dimension d’œuvre d’art que de processus auquel faire participer activement la population – et l’on note ici l’influence de la notion de « spect-acteur » au-delà du strict cadre du Théâtre de l’Opprimé théorisé par Augusto Boal : « Le théâtre de l’Opprimé est théâtre dans le sens le plus archaïque du mot. Tous les êtres humains sont des acteurs (ils agissent !) et des spectateurs (ils observent !). Nous sommes tous des spect-acteurs. » 1489
Voir partie II, chapitre 1, 2, f, 1, pp. 58-60.
Olivier Donnat, Pratiques culturelles des Français, avant propos d'Augustin Girard, postface de Michel de Certeau, Paris, La Documentation Française, 1974. Pratiques culturelles des Français, description socio-démographique, évolution 1973-1981, Paris, Dalloz, 1982. Nouvelle Enquête sur les pratiques culturelles des Français en 1989. Paris, La Documentation française, Coll. du Département des études et de la prospective du ministère de la Culture et de la communication – 1990. Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français, enquête 1997, Paris, La Documentation française, 1998.
Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les pratiques culturelles des Français, évolution 1973-1989, éditions La Découverte et la Documentation Française, Paris, 1990, p. 103.
Augusto Boal, Préface à la neuvième édition, Jeux pour acteurs et non-acteurs, Paris, La Découverte, 1991, p. 14.