b. Les motivations spécifiques des différents partenaires ou « l’heureux malentendu » 1506 de la politique culturelle de la ville.

Les enjeux de ce volet culturel de la politique de la ville diffèrent selon les partenaires, et il s'agit pour tous de répondre à un besoin spécifique , qu'il soit en termes de financement ou de légitimité. Le ministère de la Culture voit dans le volet culture de la politique de la ville la possibilité d'alléger sa responsabilité financière tout en se débarrassant de la patate chaude de la démocratisation culturelle, impossible à réaliser à son échelle, et pour lui trop coûteuse. 1507 De fait, l’on constate que « l’Etat ne joue pas [même son ] rôle de régulateur de l’action publique locale » 1508 , du fait de conflits entre ses différents services (les DRAC, service culturel déconcentré, se trouvent ainsi régulièrement en contradiction avec les positions des préfectures. 1509 ) De la part des services de la ville, mais aussi des communautés d’agglomération et des communautés urbaines qui sont souvent également impliquées, il s’agit de répondre au cahier des charges inscrit dans les contrats de ville, mais il s’agit aussi d’une initiative volontariste locale de privilégier l’axe culture plutôt qu’un autre. La dimension électorale est forcément au cœur des préoccupations des élus qui font ce choix, et ce souci s'articule avec la volonté d'un mieux vivre des habitants. La conception de la culture a évolué à mesure que se développait le constat d’un « malaise social » généralisé, d'une dégradation des conditions de vie économiques mais aussi psychologiques de leurs habitants, lié au développement d’un sentiment d’insécurité dû non seulement à une recrudescence des incivilités et des délits, mais d’une insécurité concernant l’emploi, le logement et l’avenir en général. La culture n’est donc plus perçue comme un bel ornement qui augmente le prestige de la ville, et on la sollicite de plus en plus pour redorer son image mais aussi pour renforcer la cohésion sociale. La politique de la ville, et notamment son volet culturel, s’inscrivent ainsi dans la prise de conscience par les villes du « lien entre leur attractivité et le maintien d’une cohésion sociale et territoriale. » 1510 La motivation des artistes et des lieux culturels pose également question, et a d’ailleurs fait l’objet d’intenses débats, notamment lors de l’annonce de la Charte des Missions de service public de la culture. Rappelons que nombre de metteurs en scène et directeurs d’institutions reconnus dénoncèrent la collusion de l’art avec « toute forme d'action culturelle, sociale ou humanitaire » 1511 , tandis que de l’autre côté, « des compagnies ou des responsables d'établissements plus petits, tenants de l'action culturelle, appell[aient] à refonder la politique culturelle en incluant la défense de la création dans un ensemble plus vaste qui est la démocratisation de la culture […], accus[ant] les patrons de la décentralisation d'avoir oublié leurs devoirs. » 1512 Une certaine conception du rôle social de la culture est évidemment à l'origine de l'élan d'un grand nombre de ces derniers, mais l'intéressement financier semble aussi à l'origine d'un certain nombre de vocations, ainsi que l'idée qu'un nouveau public va stimuler le renouveau de leur art. Les directeurs de lieux sont contraints par l’appauvrissement et l’instabilité du budget de la Culture 1513 à rechercher d'autres sources de financement, qu’ils sollicitent d’autres directions du ministère de la Culture, mais principalement d'autres partenaires publics. L’enjeu, et donc l’argument de légitimation utilisé, sont donc pour eux d’ordre « financier (ils doivent trouver des financements nouveaux), artistique (ces financements permettent d'accroître et de diversifier l'activité de ces établissements), social (ils s'attaquent aux inégalités géographiques et sociales d'accès à la culture.) L'association de ces différents registres de légitimation leur permet de répondre à des demandes très différentes de leurs interlocuteurs selon qu'il s'agit de l'élu local, du directeur des services culturels de la ville, du chargé de mission à la DTS ou à la DDF, d'un metteur en scène. » 1514 Si la pluralité des registres de justification est globalement la même pour les artistes, leur hiérarchie diffère, car leur éventuel cahier des charges administratif à remplir ne vise que leur projet artistique. Dès lors, la rencontre avec telle population, la réalisation de tel projet, sont pensées en tant qu’elles constituent un enjeu artistique en soi. Quant aux « publics cibles », participants de ces projets, leurs objectifs sont difficilement mesurables, parce qu’ils sont très divers selon les situations, qu’ils ne sont pas forcément avoués ni même conscients, et enfin que les objectifs de chaque individu réel se superposent – ou non – aux objectifs que lui fixent les structures porteuses, dont le financement dépend de l’argumentation qu’elles fournissent en termes précisément d’objectifs pour les participants. Coexistent donc pour tous les partenaires des motivations de différents ordres, économiques, politiques, sociales et artistiques. La metteur en scène lyonnaise Géraldine Bénichou, du Théâtre du Grabuge-Théâtre sans murs, utilise une jolie formule qui nous paraît bien décrire cette hétérogénéité d’objectifs, quand elle évoque « un heureux malentendu » 1515 entre les artistes qui poursuivent un objectif artistique selon elle, et les pouvoirs publics qui s’impliquent dans ce qu’ils considèrent comme un projet d’enjeu social. Cependant, au-delà de ces enjeux parallèles qui, s’ils ne divergent pas, ne coïncident pas non plus, l’on peut considérer qu’il y a accord sur ce qui paraît être l’essentiel, et qui touche précisément à l’acception spécifique que prend le terme « politique » dans ces projets.

Notes
1506.

La formule est de Géraldine Bénichou, metteur en scène et directrice artistique du Théâtre du Grabuge. Théâtre sans murs.

1507.

Ibid, p. 289.

1508.

Philippe Chaudoir, et Jacques de Maillard, « Les enjeux culturels des contrats de ville », in Culture et politique de la ville, op. cit., p. 25.

1509.

C’est le cas notamment en Isère, dont le préfet refuse que la culture fasse partie intégrante de la politique de la ville. Source : Xavier Lucas, entretien personnel du 05 juin 2007.

1510.

Claude Brévan et Martine Marigeaud, « Préface », in Philippe Chaudoir et Jacques de Maillard (directeurs scientifiques), Culture et politique de la ville, op. cit., p. 7.

1511.

Propos tenus avant même la publication de la charte, lors d'un colloque intitulé « Pour la refondation du théâtre public », tenu à Brest en novembre 1997, qui rassemblait une centaine d'hommes de théâtre dont Jacques Blanc, Jean Jourdheuil, Jean-Christophe Bailly, Jean-Loup Rivière, François Regnault, Jean-Pierre Vincent, François Le Pillouër. Propos cité par Alice Blondel, « Poser du Tricostéril sur la fracture sociale. L'inscription des établissements de la décentralisation théâtrale dans les projets relevant de la politique de la ville. », in Benoît Lambert et Frédérique Matonti, (numéro conçu par), Artistes /Politiques, Sociétés et représentations n° 11, Paris, CREDHESS, février 2001, p. 293.

1512.

« Pour un service public au service du public », appel lancé par Jacques Bertin dans Politis n°472, nov. 1998, et signé par des « professionnels de l’action culturelle et du théâtre public », des élus, des artistes.

1513.

Les subventions sont souvent gelées, et quand elles arrivent enfin, elles servent souvent à rembourser les dettes contractées par les compagnies ou les structures du fait de leur retard. Nathaniel Herczberg, « En raison de retard de paiement par l’Etat, les subventions servent à régler des agios, Le Monde, 06 avril 2007.

1514.

Philippe Urfalino, op. cit., p. 305.

1515.

Géraldine Bénichou, entretien téléphonique personnel, Lyon/Paris, 08 juin 2007.