iii. L’exclu : victime politique en lutte contre un système politique, victime morale cible d’une « politique de la pitié », ou responsable individuel de sa propre situation ?

Le vocable d’« exclu » qui émerge au cours des années 1980 1534 peut se comprendre comme la version idéologiquement neutralisée de l’ « exploité », du « dominé », que non seulement le langage politico-médiatique dominant, mais même la gauche socialiste voire l’extrême gauche, tendent désormais à ranger dans des oubliettes lexicales, en compagnie du « travailleur », du « prolétariat », de la « classe ouvrière » et de la « lutte des classes » :

‘« Le prolétariat est sorti du langage politico-médiatique par la même porte que la classe ouvrière : en appeler aux prolétaires de tous les pays passerait aujourd'hui pour une bouffée incontrôlable de nostalgie du goulag. Cette classe pas comme les autres, cet opérateur du litige qui portait en lui la disparition de toutes les classes a été congédié en même temps qu'elles, ce qui est logique. Avec lui ont disparu derrière le décor les opprimés et les exploités. Les esprits compatissants admettent que de telles catégories existent au loin, dans les favelas brésiliennes, ou les sweatshops asiatiques. Mais dans la démocratie libérale il ne saurait être question d'exploitation ni d'oppression. Ces mots impliqueraient en effet qu'il existe des exploiteurs et des oppresseurs, ce qui s'accorderait mal avec la fin proclamée des relations de classe. Pourtant, il fallait bien trouver une façon de désigner ceux qui vivent dans la misère, désormais trop nombreux pour être simplement frappés d'invisibilité. Les experts les ont baptisés : ce sont les exclus. » 1535

Alors que le modèle de la lutte des classes sociales désignait clairement un système, ses victimes et ses exploiteurs, l’exclu permet de « désigner une négativité sans passer par l'accusation. Les exclus ne sont les victimes de personne, même si leur appartenance à une commune humanité exige que leurs souffrances soient prises en compte et qu'ils soient secourus, notamment par l'Etat selon la tradition politique française » 1536 , comme le notent L. Boltanski et E. Chiapello. Ce glissement sémantique induit un déplacement de la question politique et de l’action du théâtre. Il ne s'agit plus en effet qu’artistes et victimes combattent ensemble un adversaire, unis par leurs convictions idéologiques et par leur lutte politique. Il s’agit, selon le fonctionnement de la « politique de la pitié » décrit dans notre partie précédente 1537 , qu'un témoin extérieur à la situation plaigne une victime et lui vienne en aide :

‘« Ce glissement sémantique amène en effet à accepter que la lutte contre l'injustice soit remplacée par la compassion, et la lutte pour l'émancipation par les processus de réinsertion et l'action humanitaire. L'image traditionnelle de l'homme du peuple héroïque - Jean Valjean - fait place à la figure pitoyable de l'exclu, « défini d'abord par le fait d'être sans - sans parole, sans domicile, sans papiers, sans travail, sans droits. » 1538

Certains artistes, pourtant aux premières lignes de la défense des populations « exclues », ne sont d’ailleurs pas dupes de la part de manipulation des pouvoirs publics, et de leur propre statut de complices involontaires, dans la médiatisation d’un terme qui vise à diviser pour mieux régner. En témoigne cette réflexion du président du Conseil d’administration de la compagnie de théâtre d’intervention le Théâtre du Levant, Christian Nouaux :

‘« Le vocabulaire a changé. On parle aujourd’hui d’exclus sociaux ou professionnels, d’exculturés, de handicapés… alors qu’on parlait après 1968 d’ouvriers, d’immigrés, de femmes… Cette évolution ne correspond-elle pas à un changement socio-conomique ? Oui, sans doute, pour une part, mais il y a aussi, du chef des troupes, une omission signifiante de ceux qui travaillent, les « inclus » du système économique néolibéral mais qui sont cantonnés au bas de l’échelle sociale. Tout se passe comme si le projet d’une société duale séparant les travailleurs et les autres, projet soigneusement distillé depuis vingt ans tant par la droite que par la gauche, était devenu une réalité inéluctable, maintenant profondément ancrée, y compris dans la mentalité des troupes oeuvrant dans le champ social. » 1539

Cette évolution lexicale en apparence anodine se révèle donc lourde d’effets sur la définition des coupables et des leviers d’action pour changer la situation. Les conséquences de ce changement diffèrent cependant en fonction de la situation politique. En effet, la focalisation sur « l’exclu » n’a pas la même signification quand la gauche arrive au pouvoir en 1981, et à partir du tournant gestionnaire du milieu des années 1980, non plus que la position de la droite du milieu des années 1990, tant du fait de la personnalité de J. Chirac que de la trace des cohabitations, ne saurait être confondue avec la « droite décomplexée » au pouvoir de 2002 à 2007, dont le Président de la République est certes toujours J. Chirac, mais dont le chef politique est N. Sarkozy. C’est donc le durcissement de la droite qui actualise le danger que porte en lui le terme « exclu », sur la fin de notre période. En effet, la non-désignation des responsables de la situation dont sont victimes les « exclus » rend possible, selon la définition que se fait le pouvoir en place du rôle de l’Etat et de la société, de faire des exclus eux-mêmes les responsables de leur situation. Le glissement de vocabulaire permet de considérer que ce qui arrive aux exclus « est le plus souvent de leur faute. » 1540 C’est d’ailleurs en 2006, c’est-à-dire dans le contexte d’un règne de la droite et d’un durcissement du « dialogue social » sous les trois gouvernements de J.-P. Raffarin, puis sous le gouvernement de D. de Villepin, que Eric Hazan dénonce ce qu’il considère comme les effets pervers de ce changement de rhétorique, qui permet au pouvoir – de droite – de renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle, « dans une société où chacun est l'entrepreneur de lui-même, chacun est responsable de sa propre faillite. Pousser l'Etat à secourir les exclus est une tentation à laquelle il faut résister, comme à celle de subventionner des entreprises non rentables, ce qui ne peut que les enfoncer davantage. (discours très proche de celui qui se tient de plus en plus ouvertement sur les pays ex-colonisés, en particulier d'Afrique.) » 1541 Et, parce que définition de la culture et définition du politique sont inextricablement liées, cette évolution de la définition de l’exclu de va de pair avec une remise en question de la spécificité du volet culture au sein des politiques de la ville entre 2003 et 2007.

Notes
1534.

Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, p. 426.

1535.

Eric Hazan, LQR, la propagande au quotidien, Raisons d'agir, 2006, p. 107.

1536.

Luc Boltanski et Eve Chiapello, op. cit., p. 426.

1537.

Voir infra, partie II, chapitre 2, 2,a.

1538.

Eric Hazan, op. cit., pp. 107-108.

1539.

Christian Nouaux, « France : un théâtre d’intervention nouveau ? », in Paul Biot, Henry Ingberg, Anne Wibo (études réunies par), Le Théâtre d’Intervention aujourd’hui, Etudes Théâtrales n°17, Louvain La Neuve, 2000, p. 68.

1540.

Eric Hazan, op. cit., p. 108.

1541.

Idem.