L’enjeu de la conquête des jeunes générations est primordial pour le milieu culturel, au nom de l’idée qu’un jeune spectateur, même contraint, est un futur spectateur potentiel, voire un futur acteur de la culture, artiste ou administratif. Mais il y a également un enjeu pédagogique, qui concerne cette fois les personnels de l’éducation, et l’on peut ici encore parler d’heureux malentendu entre les différents partenaires impliqués que sont le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Education, qui co-financent l’enseignement et la pratique théâtrale dans les établissements scolaires, les artistes qui donnent les ateliers et enfin les enseignants qui les encadrent. Si la notion de malentendu peut être jugée excessive, l’on peut à tout le moins parler d’une coexistence de différents objectifs dont on ne sait s’ils coïncident, comme le résume dans un beau chiasme interrogatif une metteur en scène et pédagogue : « La création, un outil pédagogique, la pédagogie, un outil de création ? » 1544 La culture conserve pour partie, aux yeux des pouvoirs publics, une partie de sa définition malrucienne : il s’agit de rendre présentes aux jeunes générations les grandes œuvres de l’esprit, à portée universelle. Mais, alors que Malraux prônait le choc esthétique contre l’enseignement artistique, l’on a conscience désormais qu’il ne suffit plus de mettre au contact des œuvres, et qu’il faut au contraire faire éprouver de l’intérieur, par la pratique, le travail artistique. Il ne s’agit pas uniquement ni forcément de transformer le non-public en public mais en acteur, de lui faire goûter de l’intérieur la pratique au lieu de s’en tenir à l’ambition d’une fréquentation plus hiérarchisée des œuvres d’art, du côté de la réception. Plusieurs causes conjuguées permettent d’expliquer ce franchissement d’une barrière jadis sacrée. Il s’agit avant tout de prendre acte de l’échec relatif des anciennes voies de la démocratisation, et de conquête du non-public. Mais l’on peut également déceler dans cette conception de la culture un héritage tant de l’idéologie des surréalistes et de mai 68 selon laquelle tout le monde possède en lui une part de génie, que de l’élargissement considérable de la culture voulu par le premier Ministère Lang. Enfin, les ateliers artistiques sont parfois considérés comme des îlots bienfaisants pour les enseignants, parce que les artistes qui les animent construisent un rapport pédagogique différent avec les élèves, et bienfaisants pour les élèves, parce que « le modèle-type de théâtre, reposant sur l’échange dialogué, parfois sur l’improvisation » 1545 , peut fonctionner véritablement « comme une maïeutique visant un objet extra-théâtral » 1546 et parce que les critères d’évaluation ne sont pas les mêmes que pour les autres disciplines et permettent à des élèves habituellement à la traîne d’être valorisés – ce point n’est cependant pas spécifique aux ateliers artistiques si on les compare avec les cours d’éducation physique et sportive. Il y a donc une « instrumentalisation du théâtre par l’école. » 1547 Même si les artistes ont, depuis Chancerel et le Cartel 1548 , accordé de l’importance à cette question, l’éducation artistique destinée non seulement à quelques futurs professionnels mais à l’ensemble des jeunes générations, a été « mise sur pied par des enseignants et des artistes militants dans la dynamique des années 1980 » 1549 , et les pouvoirs publics n’ont relayé cette impulsion que tardivement, le dispositif étant officiellement créé par la loi du 06 janvier 1988. En 1998, la Ministre de la Culture Catherine Trautmann insiste sur « le rôle fondamental de l’éducation artistique », et, pour améliorer une situation jugée déplorable, entend mettre en place « des relations nouvelles avec le ministère de l’éducation nationale » 1550 . L’éducation artistique est envisagée en tant que « responsabilité sociale » des professionnels de la culture, puisque c’est dans le paragraphe ainsi titré que la Charte des Missions de Service Public de la Culture aborde cette question :
‘« La sensibilisation, dans le cadre de l’éducation, de nouvelles classes d’âge aux réalités de la pratique et de l’offre artistique doit être une priorité stratégique. Cette action peut être directe, par l’organisation de rencontres, de stages, de classes culturelles et plus généralement par l’utilisation de toutes les possibilités qu’offrent les procédures partenariales entre l’éducation nationale et la culture, ou indirecte par une large diffusion de documents pédagogiques, un esprit de dialogue et de service identifié en tant que tel par le corps enseignant. Elle doit être une composante régulière et prioritaire de l’activité des institutions, au plus près de leur projet artistique. Dans le même esprit, des liens particuliers doivent être tissés avec l’Université. » 1551 ’Si sa nécessité est reconnue non seulement par les enseignants et le Ministère de l’Education mais par le Ministère de la Culture et par les artistes, l’éducation artistique, dans son évolution depuis 2003 surtout, n’en est pas moins lourde de risques pour ces derniers. En effet, elle peut aboutir à une instrumentalisation de l’art et des artistes, dans le contexte d’un durcissement des conditions de vie et de rémunération des intermittents du spectacle. La Convention Culture de l’UMP rédigée en 2007 1552 , qui a servi de base aux réflexions du candidat puis du Président N. Sarkozy, insiste fortement sur l’éducation artistique, estimant que « l’éducation culturelle et artistique doivent être les véritables piliers de la politique culturelle. » 1553 Le candidat voulait d’ailleurs fondre les ministères de l’Education et de la Culture, et il aura fallu toute la pression du milieu culturel pour le dissuader de réaliser cette fusion. La convention 1554 prône une intensification des partenariats entre les DRAC et les IUFM, et propose de « lier l’attribution de subventions de fonctionnement des établissements culturels à leur investissement dans des actions éducatives. » 1555 L’évolution récente tend donc à revenir sur la recherche d’équilibre entre la mission artistique et la mission sociale et éducative de l’art. Au-delà du noble objectif de « renforcer la cohésion sociale et l’intégration » 1556 par la culture, se pose la question de la part que les artistes-animateurs d’ateliers pourront consacrer à la création, activité qui les distingue des animateurs socio-culturels de jadis, mais qui est dans les faits de plus en plus difficile à exercer. Certes, la convention de l’UMP propose des mesures pour recentrer les subventions en direction du public mais aussi en faveur des artistes, au lieu qu’elles soient absorbées par le fonctionnement des établissements culturels. Certes, le rapport reprend les travaux d’E. Wallon qui avait résumé par une belle formule le fait que, si « institution et subvention passent pour être les deux marraines de la culture en France ; en ce cas, intermittence et alternance sont les deux marâtres du spectacle » 1557 . Le texte de l’UMP prend donc acte du fait que « l’intermittence peut être considérée, d’une certaine manière, comme le troisième mode de financement des activités culturelles, à côté des contributions de l’Etat et des collectivités territoriales » 1558 et reconnaît que « les spécificités des métiers du spectacle doivent être prises en compte. » 1559 Pour autant, le caractère non seulement injuste et inefficace mais nuisible du protocole du 26 juin 2003, au regard des besoins des artistes évidemment, mais aussi de sa mission de réduction du déficit de l’UNEDIC et de suppression des fameux abus qui le causent, n’est pas admis dans le texte. Et les premières positions publiques de la nouvelle Ministre de la Culture ne laissent guère de doute sur le fait que les artistes du spectacle vivant sont légitimes aux yeux du nouveau pouvoir (plus encore que dans le précédent gouvernement UMP) uniquement en tant qu’ils se rapprochent des travailleurs socio-éducatifs. C. Albanel a en effet suggéré que le développement des ateliers pouvait constituer une réponse aux difficultés grandissantes des artistes à boucler leurs heures pour se maintenir dans le système de l’intermittence. 1560 Et cette conception des artistes et de la culture est également lourde de conséquence dans les attentes à l’égard des établissements culturels. De fait la situation a également évolué sur ce point, comme en témoigne les Scènes Nationales, créées en 1989 précisément pour concilier ce qui semblait inconciliable.
Dominique Serron, « La création, un outil pédagogique, la pédagogie, un outil de création ? », in Jean-Louis Besson (textes réunis par), Apprendre (par) le théâtre, Louvain La Neuve, Etudes Théâtrales n°34, 2005, p. 111.
Jean-Louis Besson, « Le théâtre à l’école, entre art et pédagogie », ibid., p. 23.
Idem.
Ibid., p. 22.
Voir partie II, chapitre 1, 2, d.
Catherine Joannès, « Les enseignements et activités de Théâtre-Expression dramatique : un système partenarial », in Jean-Louis Besson (textes réunis par), Apprendre (par) le théâtre, op. cit., p. 29. Catherine Joannès a été chargée de mission de 1998 à 2000 au ministère de la Culture (DMDTS) pour les enseignements de théâtre et les relations avec l’enseignement supérieur (universités et IUFM.) De 2000 à 2003 elle a été chargée de mission pour les enseignements artistiques et la politique culturelle des universités et IUFM au Ministère de l’Education Nationale (Direction de l’Enseignement Supérieur.)
Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication présente L’Atlas des activités culturelles et Les pratiques culturelles des Français- enquête 1997. Discours prononcé le mercredi 24 juin 1998.
C. Trautmann, charte des Missions de service public de la culture : « Circulaire du 15/12/1997 relative aux contrats d’objectifs des Scènes Nationales », B. O. du Ministère de la Culture et de la Communication, mai 1998.
Emmanuelle Mignon (étude dirigée par), « Culture : L’heure du nouveau souffle », Convention Culture de l’UMP, réalisée par la direction des Etudes de l’UMP. Disponible sur Internet sous le nom Dossier-culture UMP.PDF
Ibid., p. 39.
Cette convention s’inscrit d’ailleurs dans la filiation du plan de relance de l’action artistique et culturelle présenté conjointement en janvier 2005 par le Ministre de l’Education Nationale F. Fillon et le Ministre de la Culture R. Donnedieu de Vabre.
Ibid., p. 36.
Ibid., p. 40.
Emmanuel Wallon, « Intermittents du spectacle », in Emmanuel de Waresquiel (sous la direction de), Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse/CNRS éditions, 2001, p. 345.
Ibid., p. 53.
Idem.
Christine Albanel, propos tenus lors de l’émission L’Esprit Critique, France Inter, 29 mai 2007.