i. Le légitimisme ou la démocratisation nouvelle formule.

Le légitimisme « tend à convertir l'ensemble d'une société à la fréquentation des œuvres consacrées, selon une stratégie de prosélytisme. » 1575 Cette démarche, qui s’inscrit dans la filiation des anciennes méthodes de la démocratisation théâtrale, est dite légitimiste dans le sens où elle se fonde sur le primat de l’œuvre sur la pratique, et où il s’agit uniquement de faire venir le non-public social et culturel au théâtre en tant que spectateur. La nouveauté tient à l’évolution de la société, et notamment à celle du monde du travail. L'initiative de ces démarches revient en effet aux structures culturelles, aux travailleurs sociaux et/ou aux éducateurs, et la mise en place de ces partenariats entre lieux culturels, élus et associations locales vient pour partie combler le vide laissé par les comités d'entreprises. Certes, ils existent encore et organisent des sorties culturelles, mais celles-ci sont d'une part moins nombreuses et d'autre part l'absence de relais politiques et syndicaux entraîne un changement dans le choix des sorties proposées, car l'ambition de réassurer le sentiment d'appartenance à la classe ouvrière via le théâtre a fait long feu. Les spectacles demandés correspondent donc davantage au type familial et grand public, et la demande de partenariat des CE se réduit souvent à une opération de billetterie à tarif réduit.

De même, les intenses collaborations avec les partenaires sociaux, qui sont aujourd’hui riches et diverses, sont également dues aux transformations du monde du travail. La démarche consiste en effet le plus souvent à « faire venir dans des salles [ spécialisées ] des individus qui ne le font pas spontanément, en particulier parce qu'ils sont exclus du monde du travail », soit en « [ proposant ] à des groupes de populations ciblées des tarifs préférentiels et des rencontres avec les équipes artistiques et techniques pour les inciter à se rendre au théâtre et les accompagner dans cette démarche », soit sous la forme de« visite des locaux et des ateliers de fabrication, un accueil personnalisé, une aide au transport, des groupes de travail pédagogique autour des textes. » 1576 Il s'agit donc ni plus ni moins de la reprise d'une initiative mise en place par les pionniers du théâtre populaire, visant à faire accéder à la culture, outre les plus jeunes, les plus faibles et les plus pauvres. Mais, du fait de l'évolution du monde du travail, cette seconde population-cible n'est plus tant composée dorénavant d'ouvriers que de chômeurs, de « personnes dites en difficultés et bénéficiaires du revenu minimum d’insertion, de l’allocation parent isolé ou du complément départemental de ressource » 1577 , « populations en situation d’exclusion » 1578 ou « personnes en marge de la société » 1579 . Et c’est précisément sur ce point que l’on retrouve l’effet pervers évoqué précédemment autour du terme même d’exclu. Alors qu’il se veut intégrateur, le principe de sélection des publics-cibles risque d’induire une forme de division et d’exclusion et, pour louable qu'elle soit, la démarche des lieux culturels, des travailleurs sociaux et des élus locaux contribue à accentuer de fait la relégation des ouvriers, confortant le sentiment général d’une disparition de la classe ouvrière, alors même que la condition ouvrière persiste sans pour autant s’améliorer. Les ouvriers n'appartiennent plus à aucune autre classe, exclus de la classe moyenne et exclus de la classe des exclus, trop pauvres ou pas assez, rendus invisibles à tous, y compris à eux-mêmes :

‘« Les catégories modestes des employés et des ouvriers qui constituent les classes populaires, sont aujourd'hui majoritaires, avec près de 60% de la population active, proportion stable depuis 1950. En revanche, le poids relatif entre ces deux groupes s'est rééquilibré en faveur des employés, désormais plus nombreux que les ouvriers. On compte encore néanmoins près de 7 millions d'ouvriers, soit à peu près le même nombre qu'en 1962, où l'on en comptait 7 millions. Si on ajoutait à ce total les 4 millions d'ouvriers retraités, on aboutirait au constat que le nombre d'ouvriers (actifs et retraités) est en fait plus important en 2002 qu'il ne l'était en 1950 ! Cette catégorie est pourtant absente des discours politiques, inexistante pour les médias. La classe ouvrière n'est même plus un sujet d'étude pour la recherche. [ 1580 1581

Inconscients de cet épineux problème, les responsables d'établissements se disent le plus souvent satisfaits de ces expériences, ce qui s'explique souvent par leur désillusions quant au public qui fréquente spontanément leur établissement. Ils ont toutefois conscience de la difficulté à réduire la barrière entre un art jugé élitiste non seulement par les populations défavorisées mais aussi par l’ensemble de la population, voire les élus locaux, comme en témoigne cette citation de Christian Schiaretti, alors directeur de la Comédie de Reims et ancien président du SYNDEAC 1582 :

‘« La décentralisation n'a pas véritablement réglé nos rapports avec les collectivités locales. […] Il existe une tension entre la volonté politique, de plus en plus régie par l'audimat, et notre souhait d'offrir au plus grand nombre le meilleur. On nous reproche d'être élitiste dans nos choix de programmation mais c'est la bêtise qui se généralise. On confond populisme et populaire. » 1583

Cette première démarche mise en œuvre dans les Scènes Nationales demeure donc essentiellement légitimiste, et entend élargir le public tout en restant sur une conception de la culture centrée autour de la notion d’œuvre d’art exigeante, au risque de retomber sur le hiatus que nous évoquions dans notre deuxième cité, entre le « théâtre d’art-service public » 1584 et les (non)-publics. Mais elle n’existe pas de manière isolée, et pourrait réussir parce qu’elle se combine sur le moyen ou long terme avec d’autres approches, notamment le populisme, qui prend précisément le contre-pied de la définition de la culture à l’œuvre dans le légitimisme culturel.

Notes
1575.

Alice Blondel, op. cit., p. 293.

1576.

Ibid. , p. 294.

1577.

Document du Volcan, Scène Nationale du Havre, cité par Alice Blondel. Au Volcan, les chômeurs et les personnes rattachées à la commission locale d’insertion représentent ainsi 16% du public en musique et 7,57% du public en théâtre et danse, pour la saison 1996/1997. Idem.

1578.

Document du Manège, Scène Nationale de Maubeuge, idem.

1579.

Document de la Scène Nationale 61, Scène Nationale d’Alençon.

1580.

A quelques notables exceptions près, telle le livre de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999.

1581.

Atlas des nouvelles fractures sociales en France, Les classes moyennes oubliées et précarisées, Christophe Guilluy et Christophe Noyé, Autrement - Le Mémorial de Caen, 2004.

1582.

Syndicat des Entreprises Artistiques et Culturelles, qui se définit ainsi :

« Le SYNDEAC tire sa force de sa fragilité même. Réunion de personnes responsables d'entreprises artistiques, grandes ou petites, centralisées ou non, il unifie dans un projet éthique des projets artistiques subjectifs, parfois même concurrents. C'est la réalité vivante d'un rapport à la société qui soude depuis plus de vingt ans ces projets singuliers.

Le spectacle vivant que nous défendons n'est pas un produit de consommation. Il s'adresse à chaque citoyen, il est lieu de prise de parole et d'exercice de la démocratie, laboratoire social autant qu'esthétique. Il se doit d'aller vers le plus grand nombre afin qu'autour de chaque scène, dans chaque ville, se tisse une véritable citoyenneté théâtrale.

Le théâtre d'art-service public est une prise de risque, risque de provoquer, d'interroger, de remettre en cause les ordres et les modes de pensée établis. Il s'inscrit aujourd'hui en rupture avec les lois de réduction et de simplification des marchés, il lutte contre l'uniformisation des pensées et des cultures. » Source : http://www.syndeac.org/site/article.php?nkv=cGFnZT02NCZpZD0yMQ==

1583.

Christian Schiaretti, La Gazette des Communes, 29 janvier 1996. Cité par Alice Blondel, op. cit., p. 297.

1584.

Nous reprenons ici la formule du SYNDEAC.