ii. Le populisme, ou le renouveau de l’attention portée à la culture populaire.

Les lieux culturels manifestent parfois une certaine défiance à l’égard des projets ciblés uniquement en direction des quartiers défavorisés, préférant les actions en direction de l’ensemble de la cité, comme le montre ce propos de Jean Blaise, alors directeur du CRDC, Scène Nationale de Nantes :

‘« Il faut évidemment aller vers la cité. Je ne dis pas ça en disant "il faut aller faire du théâtre dans les quartiers." Oui, on le fait une fois comme ça, par opportunité, parce que quelqu’un vous a appelé, parce que c’était intéressant de le faire. Mais pas systématiquement, ça ne m’intéresse pas, je n’y crois pas du tout. Mais je crois qu’il faut aller dans la ville. […] On sait depuis longtemps qu’il y a des publics, des multitudes de public, et nous, responsables de Scènes Nationales, nous nous adressons toujours à un même public. […] Et on s’est aperçus qu’à la marge étaient en train de se développer des expressions artistiques, des publics qui ne mettaient pas les pieds chez nous. »  1585

La position de Jean Blaise atteste d’un souci de viser tous les (non-)publics au lieu de se cantonner à des quartiers et des populations-cibles, mais elle atteste également du souci que les projets sociaux ne constituent pas un à côté de l’activité de la Scène Nationale, mais qu’ils en soient au cœur. Il s’agit donc, sinon de faire coïncider, du moins de favoriser les porosités entre pratiques culturelles et pratiques populaires, et deux modes d’action sont possibles pour cela. L’ensemble de la programmation peut constituer en actes le projet social, par l’inclusion de pratiques artistiques dont la présence au sein des lieux culturels institutionnels n’était jusque là pas représentative de leur vigueur au sein de l’ensemble de la société. D’autre part, et cette modalité est très présente, le populisme peut passer par la mise en place de projets hors du théâtre, et qui impliquent non pas une population-cible spécifique mais l’ensemble de la ville. L’une et l’autre démarches recouvrent ce que Alice Blondel nomme le « populisme », sans que ce terme ne soit alourdi d’aucune connotation péjorative :

‘Le « populisme tend […] à doter les cultures populaires d'une légitimité propre ou encore à les intégrer aux circuits et aux représentations de la culture légitime. Ce projet suppose une stratégie de réhabilitation des cultures populaires ou marginales. » 1586

Aux côtés du légitimisme, le second type de démarche développée dans les Scènes Nationales entend donc concilier la tactique intégrationniste – l’élargissement de l'accès mais non de la conception de la culture – avec une rupture esthétique plus radicale. Il s’agit en quelque sorte de reprendre cette fois la lignée du théâtre populaire héritée du contre-modèle de la fête rousseauiste, mais non de ses avatars révolutionnaires, puisqu’il s’agit d’unir l’ensemble de la communauté (à l’échelle de la ville en l’occurrence), au-delà de l’habituel clivage public/non-public de théâtre. Et la volonté d’ouverture porte à la fois sur la définition même de la culture, et sur l’extension du non-public à conquérir. En termes de logique territoriale et de catégorie sociale, ce ne sont donc pas les cités et leurs habitants qui sont visés, mais l'ensemble de la population, la Cité dans son ensemble, dans une stratégie d'union qui passe par une mise en présence concrète de l'artiste et de l'ensemble de la population dans l'espace public, et non dans le lieu spécifique du théâtre. En terme de pensée de la hiérarchie artiste/population, cette seconde démarche inverse la tendance qui voudrait que le premier soit le détenteur du bon goût et de la culture légitime et les impose à la seconde. Les Scènes Nationales et leurs différents partenaires entendent ainsi « créer des événements conçus pour être des facteurs de rassemblement de la population d’une ville dans son ensemble, selon une logique festive. Il faut alors sortir des murs du théâtre pour investir la ville, en mêlant des propositions culturelles nombreuses et variées pour intéresser tous les habitants. Ces opérations reposent sur l’idée que les artistes et les responsables d’établissements culturels doivent se nourrir de la vie et de la créativité d’une population dans sa diversité et non lui imposer des formes artistiques classiques. » 1587 Il s’agit de projets dont l’ampleur dépasse le cadre d’un simple spectacle, mais dans lesquels la dimension – et la qualité – artistique demeurent une préoccupation prépondérante. Ainsi, l’immense projet de la compagnie de théâtre de rue Royal de Luxe autour du « mythe du géant » de 1993 à 2005 1588 a été pour l’essentiel co-produit par le Volcan du Havre 1589 . Le plus souvent, il s’agit de festivals plurisciplinaires, au cours desquels la ville se trouve investie par les artistes, envahie de spectacles et d’installations. C’est le cas des Allumées de Nantes 1590 , devenues les Fin de Siècle 1591 , ou des Inattendus de Juillet, devenus Folies, à Maubeuge. La description de ce dernier festival par son directeur, Didier Fusilier, est éloquente :

‘« C’est le festival populaire par excellence, le rassemblement convivial de l’ensemble des forces vives de la ville pour l’organisation d’une vaste fête multidisciplinaire dont la base reste la métamorphose architecturale du centre urbain. Les Inattendus constituent le moment unique où convergent dans un même but et sous la coordination du Manège les efforts des associations culturelles et sportives, associations de quartiers, foyers socio-culturels, commerçants, services techniques municipaux. » 1592

De manière générale, les festivals sont considérés et valorisés en tant qu’espace-temps de rassemblement de la Cité dans son ensemble, mais aussi en tant qu’occasion d’une collaboration entre les différents services impliqués dans l’organisation. Mais ce rassemblement en actes et à tous les niveaux ne constitue pas l’unique raison d’être de ces festivals, et l’on retrouve ici encore la pluralité d’objectifs due à la pluralité d’acteurs impliqués dans le projet. Les fonctions culturelles et sociales se combinent entre elles et avec un impact économique non négligeable, comme le note cet extrait du rapport du Conseil Economique et Social de 1998 :

‘« Le CES estime qu’au-delà de leur impact sur le développement (nombre d’emplois créés, tourisme, accroissement et rentabilisation des équipements collectifs, création d’entreprises liées aux activités festivalières) et sur le corps social (notoriété, entretien ou création d’une identité locale), les événements culturels, quels qu’ils soient, aident à la résorption de la fracture sociale. » 1593

Cette pratique d’un théâtre dans la Cité participe donc d’une volonté politique de réunir l’ensemble de la cité, en intégrant les populations défavorisées mais sans se limiter à elles. L'ambition du théâtre est en ce cas fonction du lieu où il est pratiqué, purement esthétique au sein de la Scène Nationale, sociale quand le lieu s'ouvre à la Cité, hors les murs. Si les différentes modalités d’action ne sont pas combinées – programmation de formes populaires au sein de la Scène Nationale, intégration du non-public social au public de la Scène Nationale – la mission sociale du théâtre risque de devenir de fait un sous-genre exilé au sens propre du terme, et pourrait servir à légitimer et déculpabiliser le repli sur des préoccupations esthétiques élitistes du théâtre tel qu'il se pratique dans son lieu institutionnel muré en sa tour d'ivoire. Le piège d'une ségrégation liée au public cible spécifique est évacué, mais au risque d'une ségrégation spatiale liée au lieu de diffusion du théâtre. L'écueil est en quelque sorte déplacé, externalisé pourrait-on dire, mais non évité. L’autre risque tient au fait que, si l’enjeu du théâtre dans la Cité, et notamment dans le cadre de festivals d’envergure, tient évidemment à son ambition 1594 de rassembler la communauté civique, il tient aussi au développement économique du lieu où se déroule le festival et se teinte donc également d’enjeux électoralistes pour les acteurs politiques impliqués, même si les élus ou directeurs des affaires culturelles des collectivités territoriales impliquées sont souvent soucieux de faire primer – dans leur discours du moins – l’attention à la dimension et à la qualité artistiques, certifiant que « la finalité est toujours artistique, jamais sociale » 1595 , à tout le moins dans les projets en partenariat avec les établissements culturels 1596 . De même, les directeurs de Scènes Nationales sont de plus en plus incités à s’inscrire dans ce type de démarche par la baisse des subventions tout au long des années 1990. 1597 Le risque est d’ailleurs que ces projets, parce qu’ils masquent le manque global de moyens, comme le souligne le directeur de l’Espace Malraux, Scène Nationale de Chambéry :

‘« Nous ne cessons de tirer le signal d’alarme sur la stagnation des financements qui nous accule à des choix difficiles si nous voulons garder cette maison dynamique. Un seul exemple : on parle de sensibiliser les publics à la danse. […] Très bien, mais savez-vous que nous n’avons tout simplement plus les moyens d’accueillir les grandes compagnies de danse ? […] C’est la même chose en théâtre. C’est le cœur même de la vie de la maison, c’est-à-dire la programmation, qui va être touchée. On peut parler des heures, multiplier les réunions sur la sensibilisation des publics, sur la fracture sociale, mais s’il n’y a plus de spectacles ! » 1598

La troisième démarche pratiquée dans les Scènes Nationales vise précisément à concilier la mission et les financements sociaux à une ambition artistique, et à concilier la régénération de l'art et celle du public.

Notes
1585.

Jean Blaise, « Expériences institutionnelles et innovations », intervention prononcée dans le cadre du colloque Politique culturelle – Une idée neuve en Europe, organisé au Centre Georges Pompidou à Paris les 22, 23 et 24 janvier 1997.

1586.

Alice Blondel, op. cit., p. 293-294.

1587.

Alice Blondel, op. cit., p. 294.

1588.

Le Géant tombé du ciel en 1993, Les Chasseurs de girafe en 2000, et La visite du Sultan des Indes sur son éléphant à voyager dans le temps en 2005. Chaque spectacle tournera dans de nombreuses villes de France et dans le monde entier pendant plusieurs années.

1589.

A l’exception de La visite du Sultan des Indes sur son éléphant à voyager dans le temps.

1590.

1990-1995.

1591.

1996-2000.

1592.

Le Manège, Scène Nationale de Maubeuge, rapport d’activités 1996 : « Pour un développement artistique et culturel facteur de réinsertion sociale ». Cité par Alice Blondel, op. cit., p. 303.

1593.

Rapport du CES de 1998, cité par Ali Habib, in « L’animation culturelle devient un moteur du développement local », Le Monde, 22 avril 1998.

1594.

Cette ambition ne débouche pas nécessairement sur une réalité. En témoigne un exemple cité par le Directeur de la Scène Nationale de Belfort Henri Taquet, concernant le FIMU, festival international de musique universitaire de Franche Comté organisé à Belfort. En effet, des études réalisées sur la composition sociologique du public de ce festival ont prouvé que, contrairement aux attentes des acteurs culturels, ce festival gratuit ne touchait pas du tout l’ensemble de la population, et que les nouveaux spectateurs n’étaient pas convertis durablement à la fréquentation d’autres équipements culturels. Source : Entretien téléphonique personnel avec Henri Taquet, 20 août 2007.

1595.

Entretien de Alice Blondel avec le directeur des services culturels de la ville de Nantes, réalisé le 17 septembre 1998. Alice Blondel, op. cit., p. 308.

1596.

Le directeur des services culturels de Nantes souligne ainsi la différence avec « la démarche socio-culturelle, développée par exemple par Acoord [l’agence municipale pour la réalisation d’activité éducatives, sociales et culturelles] : pour eux peu importe la qualité, ce qui compte c’est qu’il se passe quelque chose dans le quartier, que les habitants se rassemblent. » Idem.

1597.

« Les subventions de fonctionnement accordées aux Scènes Nationales par le Ministère de la Culture qui s’élevaient à 231,7 Millions de francs en 1991, ont baissé à 224,6 MF en 1992 ; à 220,3 MF en 1993 ; à 215,4 MF en 1994 ; à 212 MF en 1998. A partir de 1998, le budget du spectacle vivant a de nouveau augmenté et les subventions accordées aux Scènes Nationales atteignent en 1999 219 MF. La progression est confirmée dans le budget 2000. » Alice Blondel, op. cit., p. 304, note 46. Source : Rapports du Sénat sur les projets de loi de finances pour la culture. Nous n’avons pas pu trouver les chiffres précis concernant les Scènes Nationales dans les rapports ultérieurs du Sénat, et ne pouvons établir de comparaison précise avec la période 2000-2007. Il semble pourtant que les choses aient empiré, depuis 2002 notamment. Nous renvoyons donc ici aux inquiétudes portées par la Lettre ouverte du monde du spectacle vivant aux candidats à l'élection présidentielle, intitulée « Pour une République artistique et culturelle », et publiée en mars 2007, signée par quarante metteurs en scène et directeurs de lieux, notamment de Scènes Nationales. Source : http://www.aidh.org/txtref/2007/elect-arts.htm

1598.

Dominique Jambon, « Projet culturel. Septembre 96/juin 99 ». Cité par Alice Blondel, ibid., p. 306.